Traduction du croate par Marko Despot – Les Éditions Noir sur blanc
Vous avez envie d’un roman drôle et dépaysant ? Je vous recommande le dernier Ante Tomić ! Sur une petite île de l’Adriatique, les choses commencent pourtant bien mal : un migrant qui tente la traversée vers l’Italie tombe à l’eau. Ce qui aurait pu devenir un drame va se transformer en un récit plein d’humour et de tendresse, ce qui n’empêche pas de solides piques contre la police (croate mais pas que).
Selim échappe à la noyade et a la chance d’être remis à Krste, un policier bienveillant toujours à l’affût d’une bonne combine. On est en plus à la veille de la Sainte-Marguerite avec de grandes festivités au programme qui compliquent le transfert de ce prisonnier. Jozefina et Mijo sont justement venus implorer la sainte patronne de l’île pour conjurer leur problème d’infertilité. Cacao, le propriétaire d’un immense yacht et sa jeune conquête se retrouvent en cale sèche dans le port… Tout ce petit monde va se croiser et vivre des rebondissements allant de la confection des meilleurs ćevapčići du pays à une attaque au harpon.
Qu’il fait bon lire un roman d’Ante Tomić ! Celui-ci m’a moins fait rire que Miracle à la combe aux Aspics dont les personnages étaient vraiment exceptionnels, mais je n’ai pas boudé mon plaisir devant les péripéties et le ton enjoué mais faussement naïf de l’auteur. C’est un roman qui fait un bien fou 🌞, happy end compris !
Ce roman « islandissime » (j’ose le néologisme) se découpe en 2 parties : la première est parfaitement maritime et la seconde beaucoup plus terrienne, même si des capitaines de navire et des récits de voyage y sont encore présents. Au départ, nous avons donc Bárður et « le gamin » qui rejoignent le reste de l’équipage avec lequel ils embarqueront pour des campagnes de pêche à la morue. Les conditions de vie (en dortoir, parfois à 2 personnes dans le même lit, avec le tas de morues salées dans la pièce) et de travail sont décrites avec réalisme et rudesse, mais aussi avec humour. La première sortie en mer de l’année finira mal, on le sait très vite, la faute à un livre de poésie. Car Bárður et le gamin ont une véritable passion pour la littérature, au risque de perdre de vue le B.A.-BA de la survie.
Ce sera ensuite le retour au village, où il faudra choisir entre la vie et la mort, au milieu de personnages hauts en couleurs qui permettent à l’auteur de brosser des portraits cocasses, complexes et tragiques.
J’ai retrouvé dans la 1re partie tout ce qui m’avait plu dans l’adaptation radio : On a l’impression d’être à bord de cette embarcation bien frêle, livrée aux éléments les plus rudes (j’ai immanquablement repensé aux Oiseaux de tempête), et de côtoyer ce petit monde très masculin.
« Ils rament depuis longtemps et le jour se lève. Quittant la nuit, ils sont entrés dans le matin fragile. Se sont débarrassés de leurs suroîts. Ont peu à peu perdu de vue les autres barques, maintenant éparpillées sur les étendues du Djúp, la mer est houleuse et ils souquent plus ferme que les autres, en route vers des eaux connues de Pétur, mais sur lesquelles il n’a pas pêché depuis plusieurs années, ils ont confiance en lui, il en sait plus qu’eux tous réunis en ce qui concerne la morue, il pense comme une morue, a un jour déclaré Bárður, on s’est d’ailleurs demandé s’il s’agissait d’un éloge ou d’une insulte, Bárður est parfois difficile à cerner, mais bon, Pétur a choisi de prendre ça comme un compliment. »
La 2e partie m’a paru en revanche un peu trop déconnectée de la première. On y passe rapidement d’un personnage à un autre, avec le sentiment d’une succession légèrement artificielle de portraits pourtant très intéressants (l’accumulation de prénoms islandais qui semblent presque identiques n’a pas facilité les choses 🙃, je le reconnais).
Rien que pour sa 1re partie véritablement sublime, il faut néanmoins (à mon humble avis) lire ce roman. Quant aux personnages qui nous sont présentés dans la 2e partie, ils sont suffisamment prometteurs pour que j’ai d’ores et déjà prévu de les retrouver dans La tristesse des anges, le 2e volet de cette trilogie.
PS : Une passionnante interview d’Éric Boury est à lire sur son blog. Il y parle notamment de son travail de traduction de l’œuvre si poétique de Jón Kalman Stefánsson.
Les Éditions ZOÉ, dont le roman Trois âmes sœurs figure dans mon dernier TOP 10, fêtent cette année leur 50e anniversaire. Sandrine, du blog Tête de lecture, a récemment interviewé leur directrice et nous invite aujourd’hui à une lecture commune autour de cette maison d’édition suisse au catalogue éclectique et passionnant.
Pour l’occasion, j’ai choisi un auteur suisse romand repéré récemment chez Aifelle. Et je la rejoins : pudeur, délicatesse, écriture ciselée … Michel Layaz est une très, très belle découverte pour moi (et la confirmation de la qualité des auteurs publiés par ZOÉ).
Silke a 19 ans lorsqu’elle décroche un petit boulot en parallèle de ses études. Elle doit s’occuper de Ludivine, 9 ans, chaque soir après l’école et tous les samedis. Logée sur place à La Favorite, maison de maître en bord de forêt, elle se lie d’une profonde amitié avec cette enfant. Le père est un artiste incompris, la mère une avocate brillante qui ne semble vivre que pour son mari, et la petite Ludivine une enfant à l’imagination foisonnante et intensément vivante que sa mère juge pourtant « endormie ». « Éteinte » semblerait un terme plus juste, tant il est difficile d’exister auprès de ce couple fusionnel. Avec Silke, Ludivine est pourtant on ne peut plus éveillée, curieuse et inventive.
À partir d’un sujet a priori banal, Michel Layaz explore ce huis-clos par petites touches et avec une grande finesse. En peu de pages, il rend ses personnages inoubliables. Son écriture sensorielle frappe par son épure et son élégance, et m’a rappelée celle de Jens-Christian Grøndahl notamment. C’est très beau et je n’en ai sûrement pas fini avec cet auteur.
Sandrine, Aifelle, Kathel ou encore Patrice et Eva ont lu des romans publiés par ZOÉ plus ou moins récemment. Tous ont l’air hautement recommandables !
Traduction du croate par Olivier Lannuzel – Agullo Éditions
C’est avec un plaisir non dissimulé, mais aussi une pointe d’appréhension que j’ai ouvert Mater dolorosa, le dernier roman du Croate Jurica Pavičić. Car j’ai énormément aimé 2 de ses précédents opus : L’eau rouge et Le collectionneur de serpents. J’avais donc beaucoup d’attentes – et la crainte d’être déçue. Verdict : je suis définitivement fan !
À partir du meurtre d’une jeune fille, Jurica Pavičić a une fois de plus écrit un formidable roman social et psychologique. Dans L’eau rouge, il nous plaçait du côté de l’enquêteur et de la famille de la victime. Cette fois, nous sommes toujours dans la tête d’un policier, mais aussi dans celle des proches d’un meurtrier. La mater dolorosa n’est d’ailleurs pas la mère qui pleure son enfant assassinée : elle est celle qui ne peut pas croire à la culpabilité de son fils et veut le protéger.
Dans ces 395 pages que j’ai tournées avec avidité, l’auteur évoque la famille qui protège et qui emprisonne, les rôles qui s’inversent entre parents et enfants, les conséquences physiques et psychologiques des guerres de Yougoslavie, la corruption qui règne dans tous les domaines en Croatie, les différentes facettes d’une Split vivant du tourisme tout en restant marquée par les vestiges du règne de Tito. Pas de course-poursuite ou d’arrestation spectaculaire, mais un roman noir fouillé et tendu comme je les aime et que je vous conseille.
Il ne me reste plus qu’à lire La femme du 2e étage et j’aurais épuisé la bibliographie déjà traduite de Jurica Pavičić. Pourvu qu’il continue d’écrire et Agullo de le publier !
Traduction de l’espagnol par Myriam Chirousse – Éditions Métailié
Très connue dans son pays, Rosa Montero est une journaliste et autrice espagnole éclectique. Elle a notamment signé une biographie de Marie Curie mêlée d’autofiction (L’idée ridicule de ne plus jamais te revoir), des romans de science-fiction (dont Des larmes sous la pluie) ou encore un essai autobiographique (Le danger de ne pas être folle). Avec La bonne chance, qui est un roman plus classique, j’ai clairement trouvé une plume à laquelle je reviendrai ! Hélas pour ma PAL car pas moins de 15 de ses livres ont été traduits en français…
« Les années ne vous immunisent pas contre l’amour, enfin pour lui c’est sûr que non : il a toujours été passionné et romantique. Mais il n’est pas non plus une exception : ils ne sont pas non plus désactivés, tous ces autres vieux et vieilles que Felipe voit à l’hôpital de jour et qui s’éprennent comme des enfants. Bien qu’il ne puisse plus culminer, l’amour ne se périme pas ; et Felipe ne trouve pas cela pathétique, mais beau. »
Dans La bonne chance, la construction est imparable et nous tient en haleine de bout en bout. Il y a du mystère et de la tension, des policiers et des criminels (des petites frappes et de vrais grands méchants). Pour citer la 4e de couverture, « Rosa Montero nous parle du Bien et du Mal ». Pourtant, nous ne sommes pas dans un polar, plutôt dans un roman social aux accents philosophiques.
À partir de l’histoire d’hommes et de femmes qui vivotent dans une petite ville sinistrée où vient s’installer sur un coup de tête un riche et brillant citadin, l’autrice évoque les marges de la société, ses vieux, ses orphelins, ses familles dysfonctionnelles (et bien pire). Le tout avec une humanité qu’on sent parfaitement sincère et qui n’empêche pas une grande lucidité ni un humour salvateur.
La véritable héroïne du roman est sans conteste Raluca, une femme solaire dotée d’un cœur énorme ; une belle âme qui ne cesse jamais de croire dans « la bonne chance » alors que la vie ne l’a pas vraiment gâtée. Mais il y a aussi son voisin Felipe, le mystérieux Pablo rongé par la culpabilité, leurs collègues et quelques habitants de Pozonegro.
Rendez-vous chez Sharon pour d’autres lectures espagnoles et sud-américaines.
Je me suis régalée avec la prose de cette autrice qui brosse de savoureux portraits, sait profondément émouvoir en quelques phrases et fait rayonner l’espoir. Je me suis lancée dans ce roman sans trop savoir à quoi m’attendre, et j’ai énormément aimé.
Si vous avez déjà lu Rosa Montero, je suis preneuse de vos recommandations, histoire de me fixer quelques priorités face à sa large bibliographie !
PS : J’avoue que la nouvelle charte graphique de Métailié me laisse un peu perplexe avec ses motifs années 1970. Je préférais l’ancienne (dans laquelle j’ai d’ailleurs lu ce roman).
Traduction du vietnamien par Kim Lefèvre – Éditions de l’Aube
Me voici de retour au Vietnam pour la lecture commune autour de la littérature d’Asie du Sud-Est proposée par Sunalee. Cette fois, avec un recueil de nouvelles intitulé La vengeance du loup. Son auteur, Nguyên Huy Thiêp, fait partie des écrivains qui ont participé à la renaissance littéraire de son pays dans les années 1980, après l’interruption causée par la guerre. Spécialiste de la nouvelle, il livre ici plusieurs récits inspirés de légendes ainsi que quelques textes plus terre-à-terre.
« Le voyageur qui se rend à Hua Tat sera tout d’abord invité à s’asseoir près du foyer. On lui offrira une corne d’alcool accompagnée d’un peu de gibier séché et, s’il s’avère droit et honnête, le maître de maison lui contera l’une de ces nombreuses légendes qui font la richesse de la vallée. Il se pourrait que ces légendes parlent un peu trop de la souffrance humaine. Mais celui qui sait en saisir le sens caché sentira naître en lui de plus nobles sentiments, une plus grande lucidité et un plus grand désir de faire le bien. »
Les 6 premiers récits, regroupés dans la partie intitulée Vents de Hua Tat m’ont beaucoup plu. Les personnages sont pittoresques et la morale, tragique ou drôle, est aussi plaisante que facile à saisir. On y retrouve des chasseurs, des pêcheurs rugueux, des villageois rusés, des femmes loutres et des paysans durs à la tâche, tous croyant fermement aux fantômes. J’ai aimé également Mirage des villes, l’une des rares nouvelles urbaines de ce recueil. L’auteur y mêle vie moderne et superstitions archaïques autour d’un Rastignac local qui en sera pour ses frais.
Comme cela m’arrive assez souvent avec la littérature asiatique et parfois avec les textes courts, je n’ai pas bien saisi le message des autres récits. Pas de regret cependant, car j’ai apprécié plus de la moitié de ces nouvelles et appris une foule de choses sur les croyances vietnamiennes. J’y ai aussi découvert une grande jovialité, fréquemment alimentée par l’alcool 🤪, et les réalités de vies laborieuses dans une grande pauvreté, que ce soit au bord d’un fleuve ou au milieu de la jungle.
Traduction du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou – Éditions Grasset
Alors qu’elle envisageait quelques jours plus tôt de se suicider, Gyeongha est contactée par Inseon, une amie perdue de vue depuis plusieurs années. Immobilisée dans un hôpital de Séoul, celle-ci lui demande de se rendre chez elle, sur l’île de Jeju, pour prendre soin de son oiseau. Au cours de ce voyage en pleine tempête de neige, Gyeongha se remémore sa rencontre et son amitié avec Inseon. Dans la maison de son amie, elle découvre aussi l’histoire de la mère d’Inseon et de sa famille, qui fut celle de toute l’île victime de massacres à grande échelle en 1948.
J’ai déjà fait quelques incursions, jusqu’alors pas très concluantes, dans la littérature coréenne. J’ai par exemple abandonné Le vieux jardin de Sok-yong Hwang qui m’avait perdue par trop de références à l’Histoire de la Corée dont je ne sais à peu près rien et un style trop sec à mon goût.
L’Histoire est également au cœur d’Impossibles adieux, sans que cela soit problématique pour moi cette fois-ci, et Han Kang m’a totalement convaincue. J’ai aimé ses ellipses, son évocation extrêmement sensible de l’absence et des relations familiales ou amicales, sans oublier ses allers-retours entre une réalité très sensorielle et des épisodes oniriques. Pourtant, l’onirisme est facilement rédhibitoire pour moi… C’est dire si la plume de cette autrice a su me captiver.
Je me suis certes renseignée un peu sur les événements évoqués en cours de lecture, mais j’aurais pu m’en passer. Les massacres perpétrés et leurs conséquences sur des régions et des générations entières sont malheureusement suffisamment répandus pour que ce texte ait une portée universelle. Le plus frappant, c’est peut-être finalement l’omerta totale qui a régné sur cette histoire dans tout le pays pendant des décennies.
Ce roman ne se limite pas à mettre en lumière ces faits tragiques et révoltants (ce qui serait déjà pas mal). Il n’en est d’ailleurs question qu’à partir de la deuxième moitié du texte. Han Kang s’attarde d’abord sur le mal-être de sa narratrice, sur sa relation presque sororale avec Inseon, et évoque en filigrane leur travail documentaire. Le tout avec une omniprésence de la neige et de sa blancheur que j’ai trouvée envoûtante.
En quelques mots : Han Kang a bien mérité son Prix Nobel (2024) si le reste de son œuvre est à l’avenant de ce magnifique roman.
Traduction de l’allemand (Autriche) par Erwann Perchoc – Belfond
Les âmes de feu, quel beau titre mais quelle affreuse réalité dans ce roman puisqu’il s’agit des conséquences du réchauffement climatique et de la destruction de la nature !
Les humains vivent dans des métropoles comparables à des fourmilières dotées de noms laissant peu de place à l’imagination : A15, G12, F24 … Seuls de rares paysans occupent des territoires encore à l’état naturel qu’ils cultivent et où ils élèvent du bétail. Lorsque le roman commence, ces habitants de la campagne sont rapatriés de force dans les métropoles car leur travail est devenu inutile : toute l’alimentation nécessaire est désormais extraite de l’air ambiant. Au même moment, le jeune Daniel et sa compagne décident de faire le chemin inverse et de quitter la ville pour la campagne où ils pourront vivre librement la relation amoureuse qui leur est interdite dans la métropole.
De son côté, avec l’aide de son assistant Alfred 6720, le professeur Henrik 19350 mène des recherches sur les conséquences du mode de vie de ces métropoles et, grâce aux observations de Daniel, voit ses craintes se confirmer : le monde court à sa perte. À force d’exploiter la nature, l’humanité a créé une sorte de golem incandescent.
Dans cet univers futuriste, l’autrice a anticipé (ou imaginé) un réchauffement climatique (qui serait dû ici à l’exploitation de l’azote). Cette vision d’un monde sans véritables saisons et avec des vagues de chaleur écrasantes nous est douloureusement familière. Chose appréciable pour moi qui ne suis pas une grande lectrice de SF et encore moins de hard science SF : les aspects scientifiques sont tout à fait accessibles, et de toute façon en partie obsolètes, donc inutile de s’y attarder. Ce qui compte ici, ce sont les conséquences de cet usage de la science.
Si l’idée de départ était prometteuse, je dois cependant dire que je me suis ennuyée à cette lecture. Le style est soigné mais plat, avec uniquement quelques envolées descriptives curieusement décalées par rapport au reste du texte. Les personnages sont sans substance. Qu’ils s’en sortent ou pas, cela m’était totalement égal. Certains fils de l’intrigue m’ont également semblé artificiels. Je n’ai pas compris l’intérêt de l’attachement d’Alfred 6720 pour Aïne notamment. Une nécessité éditoriale d’histoire semi-romantique peut-être ? De manière générale, il y a probablement trop de personnages, mal exploités, et l’intrigue pourrait tenir plus efficacement sous forme de novela. Je me suis aussi demandée si un récit à la première personne ne lui aurait pas donné plus de corps. Pour terminer, la fin est un peu plan-plan, avec une vision trop idyllique (à mon goût) de la vie paysanne.
Bref, une déception pour moi, mais ce n’est que l’avis d’une néophyte en SF. D’ailleurs, Je lis je blogue, chez qui j’ai pioché cette idée, a aimé !
PS : Dans Les âmes de feu, les citadins ne se déplacent plus qu’en « autinos ». Conséquence inévitable : ils se ramollissent et faire plus de 2 pas leur est quasiment impossible physiquement. Toute ressemblance avec une trottinette électrique était certainement fortuite à l’époque (1920), mais aujourd’hui elle saute aux yeux !