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Quand la lumière décline – Eugen Ruge

Traduction de l’allemand par Pierre Deshusses – Éditions 10/18

Après ma lecture récente et très mitigée de Tout va bien, je ne pensais pas pouvoir apprécier un roman construit sur le même mode, couvrant en grande partie les mêmes périodes et dont je découvre après l’avoir refermé qu’il a lui aussi remporté le Deutscher Buchpreis. Malgré ces troublantes similitudes, j’ai dévoré Quand la lumière décline. (Le problème était donc ailleurs 😉.)

Comme chez Arno Geiger, le roman s’ouvre ici en 2001 et chaque chapitre est consacré à une journée et à un point de vue différents. Différence notable : Dans Quand la lumière décline, sous-titré Roman d’une famille, c’est l’histoire de sa propre famille que nous raconte l’auteur. La complexité des relations intrafamiliales (rivalités, grand âge) se mêle à la grande Histoire : exil au Mexique des grands-parents, goulag et bannissement en URSS pour le père, retour de la famille en RDA, service militaire en tant que garde-frontière et fuite à l’Ouest du fils…

« Il ne verrait rien de tout ça, se dit Alexander pendant qu’un sous-lieutenant se mettait à expliquer, un papier à la main, quelle position réglementaire il fallait prendre quand on devait tirer à plat ventre, « bien droit mais en oblique par rapport à la cible », rien de tout ça parce qu’entre ici et là-bas, entre ce monde et l’autre, entre le petit monde étriqué où il serait contraint de passer sa vie et l’autre monde, grand et vaste où se trouvait la vraie vie ; parce qu’entre ces deux mondes, il y avait une frontière que lui, Alexander Umnitzer allait bientôt devoir surveiller. »

Peut-être est-ce avant tout cette authenticité, cette sensation de vécu qui fait la différence avec le roman de Geiger (sans doute aussi l’absence d’effet stylistique ostentatoire). Chacun des personnages est en tous cas très incarné, ce qui en rend certains attachants, d’autres détestables mais avec les nuances que permettent les points de vue renversés. Les très nombreux dialogues contribuent aussi à les rendre plus « vivants », me semble-t-il. En tous cas, l’émotion affleure en permanence.

« Nadejda Ivanovna regarda sa propre main, elle avait l’impression de lui avoir fait mal avec cette main usée par l’arrachage des pommes de terre, par la scierie ; elle regardait les veines qui ressortaient sur le dos de sa main à en faire peur, la peau plissée sur les phalanges, les ongles abîmés par les petites et les grosses blessures, les cicatrices, les pores de la peau, les rides et les paumes sabrées de centaines de petites lignes. Elle comprenait d’une certaine façon qu’il ne veuille pas être touché par tout ça. » 

Cette immersion dans une famille de RDA, avant même la création du pays et jusqu’à sa dissolution, est passionnante parce qu’elle y montre la vie de tous les jours, les compromissions et les ambitions à l’œuvre, les différences et incompréhensions au sein d’un couple et entre les générations, sans oublier la violence des bouleversements qu’ont entraînés la guerre, la division de l’Allemagne et sa réunification. 

À lire, en particulier si l’histoire de la RDA vous intéresse !

C’était ma dernière participation aux Feuilles allemandes 2024. Vivement novembre prochain !

D’autres avis (du plus enthousiaste au moins convaincu) chez Montagnedazur, Kathel, Passage à l’Est et Livr’escapades.

PS : Dans un autre roman traduit sous le titre Le Metropol, Eugen Ruge complète le puzzle en relatant ce qui s’est passé lors des grands procès de Moscou en 1936 pour Charlotte et Wilhelm, les grands-parents de Quand la lumière décline.

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Le Chat, le Général et la Corneille – Nino Haratischwili

Traduction de l’allemand par Rose Labourie – Editions Belfond

Nino Haratischwili est née en Géorgie où elle a vécu de nombreuses années. Elle vit désormais en Allemagne où elle avait déjà fui avec sa famille pendant la guerre civile qui a fait rage dans son pays au début des années 1990. C’est aussi en allemand qu’elle écrit et son roman Le Chat, le Général et la Corneille me permet donc une nouvelle participation aux Feuilles allemandes organisées cette année par Patrice & Eva et en prime une LC avec Sunalee.

Chat est une jeune comédienne géorgienne qui vit en Allemagne. Elle se cherche, professionnellement et personnellement. Sa ressemblance avec une jeune Tchétchène comme surgie du passé va servir de déclencheur pour le Général. Celui-ci charge la Corneille, l’ex-petit ami de sa fille, de recruter Chat pour une mystérieuse mission. Que cherche à déclencher le Général, cet homme à la richesse et au pouvoir phénoménaux ? Qui est-il et pourquoi fait-il appel à la Corneille, qu’il déteste ? Chat ne va-t-elle pas se brûler les ailes, elle qui semble peu à peu confondre fiction et réalité ?

La huitième vie (pour Brilka), autre roman de cette jeune autrice extrêmement talentueuse, était un de mes coups de cœur 2023, et j’ai retrouvé ici ce que j’y avais aimé : des personnages incroyablement incarnés et complexes (sauf un, mais j’y reviendrai), un souffle romanesque, de la tension et des émotions à gogo, sans oublier un éclairage passionnant sur l’histoire – ô combien tragique et violente – du Caucase. Pourtant, je n’aurais pas parié un kopeck si on m’avait dit que je lirai un jour un roman sur le conflit en Tchétchénie…

Nino Haratischwili tisse une toile dont ni ses personnages ni son lectorat ne peuvent facilement s’échapper. Il est question de crime, de culpabilité et de fatalité, de pouvoir et de châtiment. Ce retour sur la Première guerre de Tchétchénie et la libéralisation économique en Russie (événements que l’autrice réussit à rendre haletants et limpides) explique bien des choses observées aujourd’hui. L’évolution de Malich en particulier est passionnante.

J’ai cependant quelques reproches à faire à ce roman. Tout d’abord, la psychologie d’Ada m’a semblée tirée par les cheveux et j’ai eu l’impression que l’autrice avait eu du mal à trouver un prétexte pour expliquer la soudaine machination du Général. Par ailleurs, l’histoire et le suspense créé s’étirent un peu trop. La fin aurait selon moi pu arriver plus tôt et avec moins d’« effets cinématographiques » dans ses toutes dernières pages. Le récit y aurait gagné en force.

Sachant que Le Chat, le Général et la Corneille a précédé La huitième vie (qui était parfait de bout en bout), j’en déduis que l’autrice a su affiner son talent avec le temps et je laisse donc La lumière vacillante, qui vient tout juste de paraître, en très bonne place dans ma liste de livres à lire.

D’autres avis sur ce roman sont à retrouver chez Temps de lecture, Anniemots, Madame Lit et bien sûr Sunalee. Et pour écouter Nino Haratischwili parler d’amitié, d’écriture, de la Géorgie ou des femmes (en littérature notamment), c’est ici : https://youtu.be/FZMl9NbLveI

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La huitième vie (pour Brilka) – Nino Haratischwili

Traduction de l’allemand par Monique Rival et Barbara Fontaine – Éditions Folio poche

Quel roman, quelle autrice (oui, Nino est une femme) et quelle traduction ! Ce livre est absolument ébouriffant. Porté par un souffle littéraire incroyable, il balaie plus d’un siècle d’histoire de la Géorgie et suit sur 5 générations les femmes de la famille Iachi (ainsi que quelques hommes). Si leurs destins sont bouleversés par les événements politiques comme par la violence ou la lâcheté des hommes ou leurs propres choix parfois hâtifs, elles se battent et résistent toutes à leur manière, pour le meilleur et pour le pire.

Dans cette saga familiale et historique, pas le moindre temps mort ni la moindre mièvrerie. Les relations entre les hommes et les femmes comme entre les parents et les enfants sont marquées par l’incompréhension, la révolte, le poids du silence, en miroir de la tension qui traverse la région du Caucase au fil des décennies.

Comme la Géorgie, l’écriture de Nino Haratischwili (d’origine géorgienne mais qui écrit en allemand) est au carrefour de ce que l’on pourrait appeler « l’âme russe » – je veux parler d’un souffle épique et tourmenté à la fois – et d’une douceur et d’une mélancolie qu’on pourrait attribuer à l’Orient. Elle a en tous cas emportée l’Européenne que je suis !

Tbilissi – Image par Kakha Mchedlidze de Pixabay

J’ai retrouvé dans ce roman des accents de La maison aux esprits d’Isabel Allende avec les fantômes que Stasia, l’arrière-grand-mère, voit régulièrement dans son jardin ou encore avec le Chocolat chaud qui serait à l’origine de la malédiction familiale. Il a aussi fait écho chez moi au film, bouleversant et très puissant sorti cet été, Les filles d’Olfa. Il y est en effet question du cycle infernal de la violence qui se répète de génération en génération : violence des hommes, mais aussi des mères envers leurs filles, violences sociales et politiques, violences physiques et psychologiques. Comme dans le documentaire de Kaouther Ben Hania, La huitième vie s’achève sur l’espoir que la jeune génération brisera ce cercle vicieux. En connaissant son histoire familiale, elle saura peut-être enfin s’en libérer grâce à la parole et à l’écriture.

Sois tout ce que nous avons été et n’avons pas été. Sois lieutenant, funambule, pianiste, amante, mère, infirmière, écrivain, sois rouge et blanche, et bleue, sois le chaos et sois le ciel, sois eux et sois moi, et ne sois rien de tout cela, danse surtout d’innombrables pas de deux.
Passe à travers cette histoire, laisse-la derrière toi.

S’il entre incontestablement dans les catégories des Pavés de l’été (chez Sibylline) et des Épais de l’été (challenge organisé par tad loi du cine) avec ses 1189 pages, La huitième vie fait surtout partie des romans qu’on dévore et dont les personnages vous suivent longtemps. C’est à coup sûr un de mes coups de cœur de l’année. D’autres avis chez Sunalee et Livr’escapades.

PS : Je vous recommande le documentaire La Géorgie ne m’a jamais quittée consacré à Nino Haratischwili disponible sur Arte.tv. Attention : Il donne très envie de lire le prochain roman de Nino Haratischwili (pas encore traduit en français) et de voyager en Géorgie !