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Au pays (La saga des émigrants I) – Vilhelm Moberg

Traduction du suédois par Philippe Bouquet – Gaïa Éditions (Livre de poche)

L’éditeur parle d’une « épopée de gens ordinaires », et c’est exactement ça. Au milieu du 19e siècle, des paysans vont prendre le chemin de l’Amérique du Nord dans l’espoir d’une vie meilleure. À partir d’un matériau sociologique et historique très solide, Vilhelm Moberg tisse une authentique saga, avec des personnages forts, du drame, du suspense, de l’humour et de l’aventure, mais aussi une grande sobriété.

Parmi le million de personnes qui ont quitté la Suède entre 1850 et 1914, nous nous attachons aux pas de :

  • Karl Oskar et Kristina qui veulent pouvoir nourrir leurs enfants et même, soyons fous, leur donner la possibilité d’une vie moins dure
  • Robert qui veut échapper à la servitude et assouvir sa curiosité du monde
  • Arvid qui veut échapper à la réputation qui le poursuit et le condamne à une vie d’humiliations et de solitude
  • Danjel, qui prône un Réveil religieux, et ses adeptes qui veulent échapper aux foudres de la toute puissante Église de Suède
  • et Jonas Petter le bavard, qui veut échapper à celles de sa femme !

Les motivations sont donc très diverses et on mesure le courage et la détermination, parfois aussi l’inconscience, que leur émigration a pu demander à ces pionniers. Car les informations sur l’Amérique étaient pour le moins rares, tenant de la légende dorée (l’or y pousserait comme le blé) ou dépeignant le Nouveau continent comme l’antichambre de l’enfer (il serait peuplé uniquement de sauvages, de criminels et de dépravés). Sans oublier que la traversée était périlleuse et le retour impossible.

Image par RoadMom4Ts de Pixabay

J’ai été frappée par la modernité des personnages, à commencer par le couple formé par Karl Oskar et Kristina. Bien sûr, compte tenu de l’époque, la répartition des rôles est claire, mais la sensibilité de Karl Oskar, la relation au sein du couple et avec ses enfants, ou encore les questionnements de Kristina (sur ce qu’on appellerait aujourd’hui le droit à disposer de son corps) sont présentés de manière très contemporaine (sachant que ces romans ont été écrits dans les années 1950, c’est encore plus remarquable). Le poids de la religion (luthérienne) et son rôle dans l’ordre social sont par ailleurs très marqués : le 4e commandement (tu obéiras à ton père et ta mère) est considéré comme la loi suprême déterminant aussi que le valet obéit au maître, l’individu à l’Église, le sujet au roi. Le pasteur ne se contente donc pas de délivrer ses sermons à la messe, il va de ferme en ferme vérifier que chacun et chacune sait son catéchisme (et donc « qui est le patron »). Et quand un valet de ferme fuit son maître, ce sont à la fois le gendarme et le pasteur qui le recherchent pour le remettre dans le droit chemin.

Pour le pasteur, « il était de plus en plus évident que les progrès de l’instruction étaient, dans l’ensemble, néfastes pour le commun des mortels, qui n’était pas capable d’en faire bon usage. Plus nombreux étaient les gens sachant lire, plus nombreux étaient aussi les hérésies, les désobéissances et les comportements récalcitrants. (…) Le peuple avait besoin de se sentir guidé par une main paternelle et le premier devoir de tout maître spirituel était d’implanter dans l’esprit de chacun l’idée que l’ordre établi l’avait été selon la volonté de Dieu et ne pouvait être modifié sans Son consentement. Le fondement ultime de la permanence de la société et de l’ordre public était la concorde religieuse. »

Plus d’idées de lectures scandinaves sont à retrouver chez Céline.

J’avais noté cette idée de lecture suite à une recommandation enthousiaste de Patrice et j’ai eu la chance d’en trouver le premier tome dans une boîte à livres. Anne-Yès m’avait dit l’avoir beaucoup aimé elle aussi et je partage totalement leur enthousiasme après l’avoir refermé (à regret, mais avec l’heureuse perspective des 4 tomes restants). Ne passez pas à côté de cette grande et belle saga !

PS : Cette série de romans été adaptée au cinéma avec, excusez du peu, Max von Sydow dans le rôle de Karl Oskar et Liv Ullmann dans celui de Kristina. Son premier volet (Les émigrants) a reçu l’Oscar du meilleur film étranger en 1972.

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États-unis Romans

La main gauche de la nuit – Ursula K. Le Guin

Traduction de l’anglais (États-Unis) par Jean Bailhache – Le Livre de poche

Figurez-vous que c’est grâce à Jane Austen si j’ai lu Ursula K. Le Guin. Le premier ou la première d’entre vous à deviner le lien entre la célèbre romancière britannique et l’autrice de science-fiction américaine au nom breton remportera mon exemplaire personnel de La main gauche de la nuit ! À vos claviers pour tenter votre chance via les commentaires !

Ce roman paru en 1969 est le 8e tome du cycle intitulé Livre de Hain mais on peut tout à fait le lire indépendamment de la série (c’est ce que j’ai fait).

Un Envoyé d’une sorte d’alliance de planètes (l’Ekumen), vit depuis plusieurs mois sur la planète Nivôse-Géthen dont il veut convaincre les dirigeants de rejoindre l’Ekumen. Entre défiance envers cet étranger et rivalités entre les différents chefs d’État de cette planète au climat glacial, Genly Aï aura fort à faire pour obtenir gain de cause, mais aussi … pour survivre.

Quel plaisir de lecture ! Je ne m’attendais pas à un style aussi « littéraire » et c’était un vrai bonheur. D’ailleurs, le titre lui-même est déjà très poétique.

Dès la première page, l’autrice nous plonge directement dans l’action avant d’opérer quelques retours en arrière et de proposer différents points de vue pour construire un récit ample et extrêmement intelligent. Comme il se doit en science-fiction, tout un monde est créé, avec sa toponymie et ses langues inventées, mais tout est amené avec subtilité (c’est quelque chose que j’ai particulièrement apprécié : l’autrice ne nous prend jamais pour des imbéciles à qui il faudrait tout expliquer de A à Z et fait au contraire de nombreuses ellipses). Faite d’intrigues politiques, d’observations sociologiques et de réflexions philosophiques, l’histoire qui nous est racontée est aussi pleine de suspense, d’aventure et d’inventivité, avec une grande clairvoyance sur le genre humain.

Une idée de génie en particulier fait de ce roman un sujet d’études pour la littérature LGBTQ+ : Sur Géthen, les êtres humains sont hermaphrodites 3 semaines sur 4. La 4e semaine les voit évoluer sexuellement vers une forme féminine ou masculine, sachant qu’un même être peut adopter ces deux formes indifféremment au cours de sa vie. Un être humain peut donc devenir père ou mère et même être les deux ! Voilà qui donne bien sûr matière à réflexion : le Terrien se demande par exemple si les Géthéniens ne connaissent pas la guerre justement parce que leurs instincts sexuels sont en sommeil la plupart du temps tandis que les Géthéniens sont méfiants envers cet être qu’ils jugent pervers car soumis en permanence à des pulsions sexuelles. Sans parler des traits de caractère attribués à un genre : ils peuvent difficilement avoir cours quand tout le monde passe de l’un à l’autre. Les implications sont assez vertigineuses !

« Si quiconque, de 17 jusque vers 35 ans, peut toujours, suivant l’expression de Nim, « être cloué par une grossesse », il en résulte que personne ici ne peut être « cloué » aussi radicalement que les femmes ont des chances de l’être ailleurs – psychiquement ou physiquement. Servitude et privilège sont répartis assez équitablement ; chacun a le même risque à courir ou le même choix à faire. »

Cette question traverse le roman mais celui-ci est bien plus vaste et je ne voudrais pas trop en dévoiler. Sachez juste qu’Ursula K. Le Guin est une formidable conteuse. Son œuvre, par ses thèmes comme par son écriture merveilleusement évocatrice, devrait pouvoir réconcilier bien des sceptiques avec la science-fiction.

Mise à jour du 10 mars 2024 : Anne-Yes, la gagnante de mon petit concours, a beaucoup aimé elle aussi. Sa chronique est à lire ici.

PS : Si vous voulez en savoir plus sur l’importance de ce roman, je vous conseille l’émission de France culture consacrée à La main gauche de la nuit dans la série Les romans qui ont changé le monde (l’une des intervenantes n’était autre que Catherine Dufour, l’autrice – entre autres – d’Arithmétique de la misère).

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BD et romans graphiques Porto Rico

Et l’île s’embrasa – John Vasquez Mejias

Traduction de l’anglais (États-Unis) par Julien Besse – Lettrage par Isabelle Le Roux - Éditions Ici-bas

Repéré chez Doudoumatous, Et l’île s’embrasa m’a permis de prolonger ma découverte de Porto Rico après la lecture il y a quelques mois de La maîtresse de Carlos Gardel (dont Ingannmic a prévu de parler aujourd’hui). Un lettrage frappant, des graphismes étonnants faits de gravures et un titre augurant d’événements dramatiques : cet album graphique atypique est un ouvrage passionnant sur le fond comme sur la forme.

John Vasquez Mejias revient ici sur « L’histoire méconnue d’une révolution à Porto Rico », un embrasement qui a secoué l’île en 1950 et qui visait à la libérer du joug américain. J’y ai par exemple appris que les Portoricains ont la citoyenneté américaine, ce qui a permis de les enrôler pour aller combattre en Europe ou en Corée notamment, ou encore que le président états-unien Harry Truman avait échappé à une tentative d’assassinat par des révolutionnaires portoricains en 1950.

J’y ai fait la connaissance d’hommes et de femmes aspirant à l’autodétermination et prêts à s’engager, hésitant entre la non-violence prônée par Gandhi ou des méthodes armées à la Michael Collins. Leaders politiques, simples citoyens et citoyennes, ils et elles ont espéré et se sont battus. Leur révolte fut durement réprimée avant d’être oubliée, y compris par le peuple portoricain.

Retrouvez des romans et autres lectures de tout le continent sud-américain chez Ingannmic pendant tout le mois de février. De quoi mettre un peu de soleil dans notre hiver !

Les gravures de John Vasquez Mejias sont denses, sombres et, en un mot, superbes. J’avoue que leur richesse m’a obligée à passer plus de temps sur chaque image que je ne le fais habituellement pour une BD. Mais si cet album me tentait autant, c’était justement pour sortir de mes sentiers battus et explorer un style graphique original. L’histoire peut sembler un peu complexe aussi et j’admets avoir été un peu perdue entre certains personnages par moments. Ceux-ci nous sont cependant présentés en détail à la fin du récit, avec un résumé de l’histoire de Porto Rico et une interview de l’auteur. J’ai d’abord regretté de ne pas avoir lu ces explications avant, mais finalement, je préfère cet ordre. J’ai pu me plonger pleinement dans le dessin avant d’approfondir le contenu. Puis j’ai fait une 2e lecture qui m’a donné d’autres perspectives.

Je suis en tout cas parfaitement d’accord avec Doudoumatous : Et l’île s’embrasa est un véritable objet d’art.

PS : Un référendum devait avoir lieu en novembre 2023 sur le statut de Porto Rico (indépendance vis-à-vis des USA ou non) mais je n’ai pu trouver aucune information sur son résultat ou sa tenue. Il faut croire qu’il a été reporté, ce qui doit en arranger certains…