Catégories
Corée du Sud Romans

Impossibles adieux – Han Kang

Traduction du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou – Éditions Grasset

Alors qu’elle envisageait quelques jours plus tôt de se suicider, Gyeongha est contactée par Inseon, une amie perdue de vue depuis plusieurs années. Immobilisée dans un hôpital de Séoul, celle-ci lui demande de se rendre chez elle, sur l’île de Jeju, pour prendre soin de son oiseau. Au cours de ce voyage en pleine tempête de neige, Gyeongha se remémore sa rencontre et son amitié avec Inseon. Dans la maison de son amie, elle découvre aussi l’histoire de la mère d’Inseon et de sa famille, qui fut celle de toute l’île victime de massacres à grande échelle en 1948.

J’ai déjà fait quelques incursions, jusqu’alors pas très concluantes, dans la littérature coréenne. J’ai par exemple abandonné Le vieux jardin de Sok-yong Hwang qui m’avait perdue par trop de références à l’Histoire de la Corée dont je ne sais à peu près rien et un style trop sec à mon goût.

L’Histoire est également au cœur d’Impossibles adieux, sans que cela soit problématique pour moi cette fois-ci, et Han Kang m’a totalement convaincue. J’ai aimé ses ellipses, son évocation extrêmement sensible de l’absence et des relations familiales ou amicales, sans oublier ses allers-retours entre une réalité très sensorielle et des épisodes oniriques. Pourtant, l’onirisme est facilement rédhibitoire pour moi… C’est dire si la plume de cette autrice a su me captiver.

Sur l’île de Jeju – photo de hsunny78 pour Pixabay

Je me suis certes renseignée un peu sur les événements évoqués en cours de lecture, mais j’aurais pu m’en passer. Les massacres perpétrés et leurs conséquences sur des régions et des générations entières sont malheureusement suffisamment répandus pour que ce texte ait une portée universelle. Le plus frappant, c’est peut-être finalement l’omerta totale qui a régné sur cette histoire dans tout le pays pendant des décennies.

Ce roman ne se limite pas à mettre en lumière ces faits tragiques et révoltants (ce qui serait déjà pas mal). Il n’en est d’ailleurs question qu’à partir de la deuxième moitié du texte. Han Kang s’attarde d’abord sur le mal-être de sa narratrice, sur sa relation presque sororale avec Inseon, et évoque en filigrane leur travail documentaire. Le tout avec une omniprésence de la neige et de sa blancheur que j’ai trouvée envoûtante.

En quelques mots : Han Kang a bien mérité son Prix Nobel (2024) si le reste de son œuvre est à l’avenant de ce magnifique roman.

D’autres avis sont à lire chez Anne-Yès, Sunalee, Jostein, Fanja, Wodka et Electra.

PS : Un grand merci à A. pour ce cadeau, une fois de plus très bien choisi !

Catégories
Autriche Romans

Les âmes de feu – Annie Francé-Harrar

Traduction de l’allemand (Autriche) par Erwann Perchoc – Belfond

Les âmes de feu, quel beau titre mais quelle affreuse réalité dans ce roman puisqu’il s’agit des conséquences du réchauffement climatique et de la destruction de la nature !

Les humains vivent dans des métropoles comparables à des fourmilières dotées de noms laissant peu de place à l’imagination : A15, G12, F24 … Seuls de rares paysans occupent des territoires encore à l’état naturel qu’ils cultivent et où ils élèvent du bétail. Lorsque le roman commence, ces habitants de la campagne sont rapatriés de force dans les métropoles car leur travail est devenu inutile : toute l’alimentation nécessaire est désormais extraite de l’air ambiant. Au même moment, le jeune Daniel et sa compagne décident de faire le chemin inverse et de quitter la ville pour la campagne où ils pourront vivre librement la relation amoureuse qui leur est interdite dans la métropole.

De son côté, avec l’aide de son assistant Alfred 6720, le professeur Henrik 19350 mène des recherches sur les conséquences du mode de vie de ces métropoles et, grâce aux observations de Daniel, voit ses craintes se confirmer : le monde court à sa perte. À force d’exploiter la nature, l’humanité a créé une sorte de golem incandescent.

Objectif SF 2025, c’est chez Sandrine, alias Tête de lecture.

Dans cet univers futuriste, l’autrice a anticipé (ou imaginé) un réchauffement climatique (qui serait dû ici à l’exploitation de l’azote). Cette vision d’un monde sans véritables saisons et avec des vagues de chaleur écrasantes nous est douloureusement familière. Chose appréciable pour moi qui ne suis pas une grande lectrice de SF et encore moins de hard science SF : les aspects scientifiques sont tout à fait accessibles, et de toute façon en partie obsolètes, donc inutile de s’y attarder. Ce qui compte ici, ce sont les conséquences de cet usage de la science.

Si l’idée de départ était prometteuse, je dois cependant dire que je me suis ennuyée à cette lecture. Le style est soigné mais plat, avec uniquement quelques envolées descriptives curieusement décalées par rapport au reste du texte. Les personnages sont sans substance. Qu’ils s’en sortent ou pas, cela m’était totalement égal. Certains fils de l’intrigue m’ont également semblé artificiels. Je n’ai pas compris l’intérêt de l’attachement d’Alfred 6720 pour Aïne notamment. Une nécessité éditoriale d’histoire semi-romantique peut-être ? De manière générale, il y a probablement trop de personnages, mal exploités, et l’intrigue pourrait tenir plus efficacement sous forme de novela. Je me suis aussi demandée si un récit à la première personne ne lui aurait pas donné plus de corps. Pour terminer, la fin est un peu plan-plan, avec une vision trop idyllique (à mon goût) de la vie paysanne.

Bref, une déception pour moi, mais ce n’est que l’avis d’une néophyte en SF. D’ailleurs, Je lis je blogue, chez qui j’ai pioché cette idée, a aimé !

PS : Dans Les âmes de feu, les citadins ne se déplacent plus qu’en « autinos ». Conséquence inévitable : ils se ramollissent et faire plus de 2 pas leur est quasiment impossible physiquement. Toute ressemblance avec une trottinette électrique était certainement fortuite à l’époque (1920), mais aujourd’hui elle saute aux yeux !

Catégories
Romans Tchéquie

Les dernières déesses – Kateřina Tučková

Traduction du tchèque par Eurydice Antolin – Éditions Charleston

Il ne faut pas se fier à cette couverture aux couleurs éclatantes, presque hippie : ce roman hybride dans sa forme est en réalité très sombre. Hybride parce qu’il mêle travaux universitaires, rapports de la police secrète tchèque, compte rendus de recherche, rapports médicaux, récits folkloriques et trame romanesque. Sombre parce qu’il y est question de chasse aux sorcières, de persécutions politiques, de malédiction et de vengeance.

Au cours de ses études d’ethnologie, Dora a choisi de faire porter sa thèse sur les « déesses », ces guérisseuses traditionnelles particulièrement implantées dans la commune de Žítková, dans une région inhospitalière des Carpates blanches en Tchéquie. Dora est d’ailleurs l’une de leurs descendantes. Quelques années après la Révolution de velours, désireuse de comprendre son histoire familiale, elle rouvre ses recherches. Celles-ci prennent une tournure totalement nouvelle puisqu’elle a enfin accès à des sources qu’il lui était impossible de consulter du temps du Rideau de fer. Elle découvre alors que sa tante, et d’autres guérisseuses, ont été surveillées de très près par l’occupant nazi, puis par la police secrète tchèque. Les guérisseuses auraient-elles collaboré avec l’ennemi ? Et qui, au sein du nouveau régime, pouvait les craindre et les détester avec un tel acharnement ?

Ce roman se lit comme une enquête policière, mais avec force explications ethnologiques. Avec Dora, on veut comprendre ce qui est arrivé aux dernières déesses et à sa famille même si c’est parfois un peu confus, en partie parce que les noms et surnoms tchèques m’ont demandé un petit temps d’adaptation 😋 et parce que la lignée de Dora est pour le moins complexe. Un arbre généalogique n’aurait pas été de trop pour moi ! Globalement, il manque un accompagnement éditorial : les sujets abordés sont passionnants et de très nombreux éléments sont de toute évidence des faits réels. J’aurais apprécié, en fin de lecture, de savoir ce qui est avéré, ce qui est tiré des légendes locales et ce qui est purement romancé. La fin est un peu rapide également, j’aurais préféré qu’elle soit plus développée même si j’ai aimé qu’elle reste empreinte de mystère.

Les Carpates blanches, Moravie – Image par anjoulie de Pixabay

Quoiqu’il en soit, j’ai découvert ici tout un pan des délires aryens qui ont alimenté l’idéologie nazie et qui ne se limitaient pas au phénomène des Lebensborn par exemple. Et j’ai mieux mesuré la difficulté qu’il y avait à faire des recherches universitaires dans un système où il fallait être très prudent quant au choix et à la délimitation de son sujet de thèse. Le risque de se voir accusé(e) d’être un(e) ennemi(e) du régime était grand. Devoir travailler sans les archives d’un pays voisin et pourtant inaccessible pour des raisons politiques était un autre obstacle majeur. Ça paraît évident bien sûr, mais je ne réfléchis pas à la question très souvent, je l’admets 😆. Ça fait d’ailleurs partie de ce que j’apprécie avec de telles lectures : j’en ressors moins naïve tout en étant fort agréablement distraite.

Parfois un peu décousu, ce roman m’a tenue en haleine et offre bien plus qu’un énième livre sur les sorcières contemporaines. Il dénonce de nombreuses formes de contrôle exercées contre des humains, et en particulier contre des « femmes puissantes » : traitements psychiatriques abusifs au service d’un régime dictatorial, surveillance par des « informateurs informels », délation et dogme religieux haineux. Cet aspect sociologique et historique dans la Tchéquie du 20e siècle était bien amené et m’a beaucoup plu.

Madame Lit en avait parlé elle aussi. Son billet est ici.

Catégories
Chili Romans

La raconteuse de films – Hernán Rivera Letelier

Traduction de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg – Éditions Métailié poche

Un nouveau rendez-vous est lancé sur la blogosphère grâce à Doudoumatous : le Printemps latino, du 20 mars au 20 juin. Pour sa première édition, il est consacré au Chili et j’ai choisi pour ma 1re chronique chilienne un auteur dont j’entends parler depuis un certain temps : Hernán Rivera Letelier. Parmi la dizaine de romans traduite et publiée en France, je me suis laissée guidée par le titre qui a aiguisé ma curiosité de cinéphile.

María Margarita a 10 ans et vit avec son père et ses frères dans le désert de l’Atacama. Dans leur village qui vit de l’extraction du salpêtre, « l’or blanc de l’Atacama », l’une des rares attractions, c’est le cinéma. Un luxe que la famille peut rarement se permettre et María Margarita est donc chargée d’aller voir les films avant de les raconter ou plutôt de les rejouer au reste de la famille, et bientôt à un public de plus en plus nombreux.

Crédits : https://colegiomanuelrodriguez.cl/mr/exelearning/6HisU4/el_trabajo_en_las_minas_salitreras__18801960.html

María Margarita raconte à merveille la vie de sa famille et du village qui vit sous la coupe de la Compagnie et des gringos qui exploitent le salpêtre. Touchant et pittoresque, son récit a d’abord la légèreté et la gravité de l’enfance avant de s’assombrir : les perspectives d’avenir sont inexistantes pour la population de ces régions inhospitalières où règnent la pauvreté, l’alcoolisme et la brutalité.

On sent une grande nostalgie dans ce court roman à l’écriture évocatrice et enlevée. Je l’ai trouvé très agréable à lire, mais je dois dire aussi qu’il sera vite oublié. Cela dit, si vous cherchez une lecture facile et dépaysante, qui parle d’un Chili d’avant la dictature, c’est un excellent choix.

Sandrine a lu un autre roman de cet auteur il y a quelques temps et son avis est à retrouver ici.

Catégories
Croatie Romans

La guitare de palissandre – Kristina Gavran

Traduction du croate par Chloé Billon – Les Éditions Bleu et jaune

Quel magnifique roman ! C’est encore un coup de cœur ❤️ pour moi ! Et je le dois à Eva et Patrice qui proposent aujourd’hui une lecture commune autour des excellentes Éditions Bleu et jaune.

Cinq femmes jouent un rôle déterminant dans la vie de la guitare d’exception qui a donné son nom au roman : Asha, la porteuse de graine, Ruža, la mère qui transgressera les règles pour sauver sa famille, l’Orpheline née au milieu des fées de la forêt, Gabrijela la muse et Petra la musicienne. Envoûtante, la plume de Kristina Gavran rend tous ses personnages (il y a aussi des hommes) et leur univers aussi vivants que mystérieux. L’écriture est limpide, tout comme le récit, et d’emblée, j’ai eu mille peines à reposer La guitare de palissandre quand les contingences de la vie m’y obligeaient.

« Elle se lava du contact des fées sur sa peau, des empreintes des doigts qui avaient peigné ses cheveux, du parfum des fleurs dont elles avaient couvert son corps chaque matin, de toutes les années qu’elle avait passées avec elle. Elle savait que, rapidement, elle ne se souviendrait plus de rien – on l’avait prévenue quand elle était sortie de la forêt. Pas parce que les fées ne voudraient plus d’elle, mais parce que c’était la seule manière pour la forêt de survivre. »

Photo de Joe sur Pixabay

Construit comme une partition musicale, le roman est composé de plusieurs mouvements (« glissando », « pizzicato ») découpés en chapitres avec, en épigraphe, le titre d’une pièce musicale et le nom de son interprète. On peut donc accompagner sa lecture de l’écoute d’airs de guitare soigneusement choisis si on le souhaite. Trop plongée dans l’histoire, je ne me suis pas interrompue pour chercher ces musiques mais c’est prévu pour très bientôt.

C’est sans la moindre difficulté qu’on passe d’un chapitre à l’autre et qu’avec chacune de ces femmes, on évolue dans des temps anciens ou à notre époque. En nous racontant la naissance et la vie de la guitare de palissandre, Kristina Gavran nous parle de femmes majestueuses et d’une grande sensibilité, des femmes qui sont toutes des fées à leur manière. L’autrice magnifie l’art et l’amour de l’art(isanat) et aborde des thèmes éternels et très contemporains comme la maternité, la transmission, l’intolérance ou encore le respect de la nature. C’est lumineux et servi par une remarquable traduction.

Keisha et Ingannmic sont tout aussi enthousiastes que moi. Vous pouvez lire leur avis ici et .

PS : Pour retrouver tous les billets de cette lecture commune à la découverte des Éditions Bleu et jaune, rendez-vous chez Et si on bouquinait ?

Catégories
Allemagne Romans

Kaïros – Jenny Erpenbeck

Traduction de l’allemand (à venir) de Rose Labourie – Penguin Verlag

En octobre dernier, j’ai profité d’un passage en Allemagne pour faire une petite provision de romans en VO. Parmi eux, Kaïros, auréolé de l’International Booker Prize 2024. Sa traduction en français est en cours et paraîtra à l’automne. Je vous propose donc une petite avant-première et peut-être une piste de lecture pour le rendez-vous des Feuilles allemandes en novembre.

Milieu des années 1980 : Katharina a 19 ans, Hans 54. Ils tombent follement amoureux malgré tout ce qui devrait les séparer, à commencer par leur différence d’âge bien sûr, et le fait que Hans soit marié. Aussi discutable que soit cette relation, Jenny Erpenbeck nous en fait ressentir toute la beauté, la passion, le caractère à la fois intime et universel. Elle retrace leurs pensées, leurs paroles, leurs gestes les plus infimes. C’est captivant et très beau.

Tout cela se passe dans une RDA que l’on nous montre rarement. Celle des cafés et restaurants, des plages de la Baltique où l’on passe ses vacances, celle des théâtres et des soirées étudiantes. En Allemagne, on a parfois reproché à Jenny Erpenbeck une certaine Ostalgie, ce sentiment de nostalgie vis-à-vis de l’ex-Allemagne de l’Est. Sa reconnaissance est d’ailleurs venue en premier lieu de l’étranger. Comme l’explique Rose Labourie*, Jenny Erpenbeck dépeint surtout une vie banale dans un pays qui ne se résumait pas à la Stasi et aux barbelés. En RDA, les gens étudiaient, travaillaient, allaient au spectacle, faisaient la fête, s’aimaient. Cela ne nie pas la dureté et les aberrations du régime, mais rappelle qu’il y avait aussi de la normalité.

Photo de Lutz Schramm, sous licence creative commons

Peu à peu, la relation amoureuse entre Katharina et Hans évolue et devient déséquilibrée, puis franchement malsaine. En parallèle, l’État socialiste allemand se délite, sa population veut s’émanciper, gagner en liberté. Jenny Erpenbeck montre très bien le choc qu’a provoqué la réunification. L’arrivée brutale de l’économie de marché, mais aussi la négation de tout ce qui avait existé de positif en RDA ont profondément et durablement ébranlé la société. Pour les Allemands de l’Ouest, il a fallu sortir le chéquier, mais pour les Allemands de l’Est, la réunification a signifié une perte massive de pouvoir d’achat, des milliers de suppression de postes et le rejet total de leur système de valeurs. Ce roman permet de mieux comprendre le traumatisme que cela a pu représenter, et peut-être aussi la fracture Est/Ouest que l’on vient encore d’observer lors des élections législatives en Allemagne.

Je ne suis pas surprise que Jenny Erpenbeck ait séduit le jury du Booker Prize car son roman m’a rappelé des pavés américains qui dissèquent à la fois le couple et la société (par exemple Freedom de Jonathan Franzen, référence qui date un peu, mais depuis, je me suis éloignée de ce type de romans-fleuves). Avec Kaïros, comme dans ces pavés états-uniens, j’ai été à la fois fascinée, emportée et, au bout d’un moment (relativement tard ici), un peu écrasée par ces détails foisonnants.

Image par Pexels de Pixabay

J’ai donc trouvé ce roman fort et passionnant, pour l’histoire entre les deux personnages comme pour ce qu’il raconte de la RDA et de sa fin, mais aussi étouffant à cause de la minutie avec laquelle chaque conversation ou situation est décrite. Quoiqu’il en soit, je n’hésite pas à vous le recommander, surtout si vous aimez habituellement les romans bien denses, fourmillant de détails. Et sa fin est parfaite.

En écho sur ce blog : Stasiland, Quand la lumière décline, Brandebourg, et, chez Patrice : Au-delà du mur et Lütten Klein, vivre en Allemagne de l’Est.

PS : Le mois dernier, j’ai eu la chance de participer à un atelier intitulé « Traduire un monde disparu » avec Rose Labourie. Cette jeune et brillante traductrice littéraire nous a donné des clés sur cette œuvre précise (elle travaille dessus depuis quelques temps) et a partagé quelques-uns de ses « secrets » pour obtenir une traduction à la fois fluide et respectueuse de l’original. C’était une expérience extrêmement intéressante et une manière originale de découvrir une autrice, un roman et leur « passeuse ». Petite difficulté supplémentaire ici : les termes décrivant des objets ou lieux typiques de la RDA, comme ces retoucheries spécialisées dans la réparation express de bas et collants (ce qui se dit en un mot dans l’original !). Pour rappel, Rose Labourie a notamment traduit Juli Zeh, Ferdinand von Schirach, Nino Haratischwili, Antje Rávik Strubel ou encore Chris Kraus.

Catégories
Pays-Bas Romans

Une journée de chien – Sander Kollaard

Traduction du néerlandais par Daniel Cunin – Éditions Héloïse d’Ormesson

Avec un titre pareil, j’aurais pu craindre un roman néerlandais de plus dans lequel la déprime et/ou le drame allaient s’abattre sur son héros (coucou auteur-chouchou Gerbrand Bakker et maître du suspense psychologique Toine Heijmans 😆). Heureusement, comme le billet d’Eva le laissait penser, c’est au contraire toute ravigotée que je suis sortie de cette lecture pleine de charme.

Entre son divorce qui date déjà un peu, son âge qui avance, un deuil qui ne s’oublie pas, une amie qui perd la boule et à présent son chien qui ne va pas bien, Henk pourrait sérieusement broyer du noir. Seulement voilà, Henk est épicurien et philosophe (pas de métier, simplement dans sa façon d’aborder l’existence). Il aime le bon fromage, Nietzsche, la littérature, sa nièce Rosa, et tout ce qui fait le sel de la vie et qu’il savoure avec gourmandise. Il est sentimental sans être triste, il prend le temps de réfléchir à la vie et à la mort… Le temps d’une journée, on suit ses pensées, ses souvenirs, ses hésitations, ses élans. Le narrateur n’enjolive pas son personnage, mais il a de toute évidence beaucoup d’affection pour lui, et c’est contagieux.

Quant à sa relation avec Canaille, son kooikerhondje*, elle est pleine de tendresse elle aussi, et extrêmement touchante. (*Quel chien de toute beauté, n’est-ce pas ? D’ailleurs, on le retrouve dans de nombreux tableaux de maîtres flamands, en particulier chez Jan Steen).

Le kooikerhondje, aussi appelé « petit chien hollandais de chasse au gibier d’eau » ou « chien hollandais de canardière ».
Photo : CC BY 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1575040

De manière générale, Sander Kollaard parle ici de gens comme vous et moi, dont il est donc rarement question en littérature. L’amour est présent sous toutes ses formes : amour fraternel, amour qui s’effiloche dans un couple, amour pour son animal de compagnie, amour entre un oncle et sa nièce, amitié amoureuse, amour naissant … C’est très doux, émouvant, pas nunuche pour deux sous et même parsemé d’un humour bienfaisant.

Petit par la taille, Une journée de chien est un formidable roman qui vous redonnera le moral ! À découvrir !

Catégories
Malaisie Romans

Le don de la pluie – Tan Twan Eng

Traduction de l’anglais (Malaisie) par Philippe Giraudon

Cette période de l’année me paraît toujours très longue et rien de tel qu’un peu d’exotisme et de tropiques pour la faire passer plus vite. Pour un dépaysement sans émission carbone, j’ai pioché chez Sunalee une idée lecture qui m’a conduite en Malaisie, un pays dont j’ignorais à peu près tout. Le don de la pluie était le roman parfait pour le découvrir !

Penang est une île de Malaisie qui faisait partie, avec Singapour et Malacca, des « Établissements des détroits » (Straits Settlements) sous la férule de l’Empire britannique jusqu’à leur dissolution en 1946. C’est là que vit le jeune Philip Hutton, fils d’un riche entrepreneur anglais et orphelin d’une mère chinoise.

Le récit commence en 1939. Alors qu’il est seul pendant plusieurs mois et quelque peu désœuvré, Philip fait la connaissance d’un Japonais d’âge mûr, locataire d’une île sur la propriété familiale des Hutton. Une relation de maître à élève (et plus ?? 🤔…) se tisse : Endo-san forme Philip à l’aïkido et à la méditation zazen, tandis que Philip joue les guides pour son sensei et lui fait découvrir toutes les merveilles (et lieux stratégiques) de son île. Deux ans plus tard, le Japon envahit la Malaisie et Philip choisit de collaborer avec l’ennemi. Est-il le jouet de sa destinée, celle qui lui a été prédite avant même sa naissance ? Aurait-il pu faire un autre choix ? Jusqu’où est-on prêt à aller par amour, par patriotisme ? Telles sont les questions que l’auteur et son personnage ne cessent de se poser. Autant le dire tout de suite : ce n’est pas l’aspect que j’ai trouvé le plus intéressant, ni le plus convaincant. À vrai dire, cela m’a même barbée, tout comme certaines pseudo-explications karmiques.

Khoo Kongsi, temple familial de la diaspora chinoise de Penang – Photo de Tracey Wong sur Pixabay

Ce qui m’a beaucoup plu, c’est la plongée dans cette société cosmopolite réunissant Malais (assez minoritaires d’ailleurs), Britanniques, Indiens, Chinois et Japonais. Certains peuples sont venus à Penang en conquérants, d’autres y ont été déportés, et d’autres encore y ont trouvé refuge après avoir fui des bouleversements politiques ou la guerre. Ils se côtoient, mais se mélangent peu malgré des apparences de coexistence. Lorsqu’il y a une véritable fusion, cela ne se passe pas sans heurts comme en témoigne l’histoire de Philip. Lui qui est métis n’arrive pas à se situer et personne ne semble savoir quoi faire de lui non plus. La période est particulièrement intéressante également : l’Empire britannique commence à vaciller, le communisme s’étend en Asie, le Japon envahit la Chine puis le reste de l’Asie …

L’auteur prend son temps pour décrire l’île, ses communautés (bourgeoisie britannique, triades chinoises…), ses temples, ses rues et ses collines, sans oublier sa cuisine qui met littéralement l’eau à la bouche. Si la fusion se fait quelque part, c’est clairement dans l’architecture et dans l’assiette ! On a l’impression de déambuler dans l’île, de sentir les parfums des fleurs et des épices, et c’est très plaisant. À quelques reprises, je me suis quand même fait la réflexion que cela frôlait le guide touristique… Heureusement, il y a un peu de tension aussi (je ne parlerais pas d’action même s’il y a quelques scènes de bagarres et d’exécutions). Et s’il y a quelques vrais méchants, la plupart des personnages ont plusieurs facettes, quels que soient leur origine et le camp dans lequel ils se trouvent. La notion de destin est très présente et pèse sur les personnages, sans que cela les empêche de s’interroger sur le chemin à prendre. J’ai trouvé leur psychologie plutôt fine.

Trop stylée, la tenue des aïkidoka ! Photo d’Andrzej sur Pixabay

En résumé, s’il n’évite pas quelques longueurs et effets dramatiques légèrement sirupeux, Le don de la pluie est un roman très agréable à lire, dépaysant et instructif (sur la Malaisie, mais aussi sur l’aïkido, art martial qui m’a toujours fascinée). Petite cerise sur le gâteau me concernant : il a un grand-père shaolin !

Une bien jolie et très accessible porte d’entrée dans la littérature du Sud-Est asiatique.

PS : Fanja a lu ce roman elle aussi et nos avis se rejoignent en bonne partie 😊.