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Italie Romans

Une fleur qui ne fleurit pas – Maria Messina

Traduction de l’italien par Marguerite Pozzoli – Éditions Cambourakis

Maria Messina est l’autrice de nombreux romans et nouvelles qui lui ont valu une certaine notoriété de son vivant (1887-1944) avant de tomber dans l’oubli jusque dans les années 1980. En France, ce sont les éditions Cambourakis qui ont publié l’an dernier la traduction inédite d’un roman écrit en 1923 qu’on pourrait dire féministe avant l’heure.

« Leur père disait : « Un jour ou l’autre, chacune de vous sera en mesure de gagner sa vie honnêtement. Mais tant que je tiendrai debout, je ne permettrai jamais que mes filles sortent de la maison pour se procurer un salaire. Est-ce que vous manquez de quoi que ce soit ? » Sa femme approuvait avec gravité. Elles ne manquaient de rien, ni de pain, ni de chaussures, ni de vêtements. Mais Liliana se disait confusément que leur avenir de jeunes filles sans dot, qui ignoraient la discipline du travail, était sombre, et leur vie incomplète. »

Ce roman me laisse un peu perplexe, je l’avoue. J’ai eu le sentiment à plusieurs reprises de ne plus savoir qui était qui, surtout au tout début du roman, et de manquer de certains codes sociaux de l’époque qui m’auraient permis de saisir des allusions déterminantes. Le style alerte, parfois même virevoltant, et les dialogues très nombreux et fournis m’ont cependant convaincue de continuer ma lecture. Et j’ai bien fait car malgré mes bémols, la situation désespérante de ces jeunes filles du début du 20e siècle méritait bien qu’on s’y attarde un peu.

Si elles ne sont pas pauvres, la jeune Franca et ses amies n’ont souvent pas de dot et pas de perspectives hors du mariage. Ce serait un déshonneur pour leur père si elles travaillaient, mais privées de la possibilité de se constituer un pécule, elles n’ont d’autre choix que de se marier avec un homme pas trop regardant (donc pas de première jeunesse et/ou pas des plus vifs d’esprit) ou très souvent, de devenir ce qu’on appelle alors une « vieille fille », ce qui est loin d’être considéré comme un sort enviable. Et si par dessus le marché, elles ont eu envie de s’émanciper, de flirter, de faire preuve d’audace vestimentaire ou capillaire, elles découvriront vite qu’elles le paieront un jour. Les hommes, eux, peuvent bien être coureurs de jupons, laids, arrogants, manipulateurs, leur réputation n’en souffrira pas plus que ça et ils restent aux commandes de leur vie. Les choses ont-elles véritablement changé depuis cette époque, on peut d’ailleurs se le demander…

Maria Messina a eu la bonne idée de ne pas faire de Franca une jeune femme particulièrement attachante (on n’est pas dans le romantisme ici). Prise en étau entre ses envies de liberté et le carcan de son milieu et de son époque, elle réagit souvent avec agressivité, voire méchanceté, ce qui n’a rien de surprenant car il y a de quoi vous rendre folle ! C’est cependant ce qui m’a en partie tenue un peu à distance, même si je pense que la construction du roman a joué un rôle aussi.

Bref, un roman très intéressant qui m’a parfois semblé un peu trop froid pour me convaincre totalement. Et une lecture qui me permet de participer pour la première fois au #challengeauteursitaliens organisé par @vuottomarie.

PS : À propos des « vieilles filles », j’ai entendu la journaliste Marie Kock à la radio, où elle était interrogée à propos de ce qui se voulait une insulte contre Kamala Harris (traitée de « childless cat lady« ). Dans la foulée, j’ai noté son essai (celui de Marie Kock, pas de Kamala Harris 😊) intitulé Vieille fille – Une proposition qui m’a l’air tout à fait passionnant.

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Pays-Bas Romans

Le détour – Gerbrand Bakker

Traduction du néerlandais par Bertrand Abraham – Éditions Folio

C’est le retour de mon auteur-chouchou, j’ai nommé Gerbrand Bakker ! On ne peut pas dire que j’aie choisi l’écrivain le plus guilleret qui soit. Je continue cependant à le trouver intrigant et captivant (et un chouïa dépressif, ça se confirme 😅).

Dans Le détour, une Néerlandaise en pleine thèse sur Emily Dickinson s’est installée dans une maison isolée au Pays de Galles. On comprendra progressivement ce qu’elle a fui et pourquoi elle s’est jetée ainsi dans une solitude qui malgré tout lui pèse. Le roman est fait de ses promenades dans la nature environnante et jusqu’au mont Snowdon, de ses rencontres assez déconcertantes avec un médecin, un voisin et surtout le jeune Bradwen qui débarque un jour dans son jardin, mais aussi des tentatives (moyennement motivées) de son mari pour la comprendre.

Gerbrand Bakker excelle une nouvelle fois à plonger dans l’âme humaine par petites touches extrêmement délicates et même mystérieuses. Son personnage n’est pas très attachant, il n’y a pas d’action à proprement parler (sauf si on considère qu’aller à la jardinerie acheter quelques rosiers, c’est de l’action) et les non-dits sont nombreux. Mais voilà, cet écrivain semble avoir des pouvoirs hypnotiques ! Et il n’a pas son pareil pour décrire la nature, un personnage à part entière.

S’il n’égale pas l’éblouissement de Parce que les fleurs sont blanches, ce roman un peu particulier est donc très réussi.

L’avis de Kathel : https://lettresexpres.wordpress.com/2013/03/11/gerbrand-bakker-le-detour/

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Romans Une rentrée à l'Est

Une rentrée à l’Est – le bilan

Et voilà, la première édition de la Rentrée à l’Est est déjà terminée ! Un immense merci à toutes les blogueuses et tous les blogueurs qui m’ont accompagnée dans cette aventure balte et à celles et ceux qui ont commenté ou simplement lu les 31 billets 🤩 parus à l’occasion de ce petit rendez-vous. J’espère que cela vous aura donné envie de continuer à découvrir la littérature des pays baltes et plus généralement de l’Est.

Aujourd’hui, c’est l’heure du bilan et pour vous aider à vous repérer dans la liste très éclectique des livres (re)découverts pendant ces deux semaines, j’y ai glissé quelques pictogrammes, forcément un peu réducteurs mais que j’espère utiles :

  • 🚼 littérature jeunesse
  • 🚨 policier
  • ⚜️ historique
  • 🪆 occupation soviétique
  • 🪖 Deuxième Guerre mondiale
  • 👽 science fiction, anticipation, dystopie…
  • 💬 BD
  • ⛵️ compatible avec le Book trip en mer
  • 🏙 compatible avec les Lectures urbaines

Estonie – 15 chroniques :

Lettonie – 8 chroniques :

Lituanie – 8 chroniques :

  • À l’ombre des loups 🪖🪆d’Alvydas Slepikas chez Je lis, je blogue
  • Prisonnière de l’île glacée de Trofimovsk 🪆de Dalia Grinkevičiūtė chez Sunalee qui a lu ce témoignage dans sa traduction anglaise (parue sous le titre Shadows on the Tundra)
  • La bibliothèque du beau et du mal de Undinė Radzevičiũtė sur le Biblioblog d’Anne-Yes et chez Fanja
  • L’impératrice de pierre ⚜️(tome 1) de Kristina Sabaliauskaite chroniqué sur mon blog
  • L’oiseau qui buvait du lait 🚨 de Jaroslav Melnik sur mon blog
  • Vilnius poker 🪆🏙 de Ričardas Gavelis sur mon blog
  • Macha ou le IVe Reich 👽 de Jaroslav Melnik chez Tête de lecture

Évidemment, vous attendez aussi de savoir qui a gagné un des romans offerts par les 3 généreuses maisons d’édition qui ont bien voulu s’associer à ce rendez-vous autour de la littérature des pays baltes. Fin du suspens, voici les gagnant(e)s de mon petit jeu-concours :

  • Sunalee a fait un sans faute en prédisant 15 billets pour l’Estonie ! Elle remporte Cap sur la liberté des Estoniens Voldemar Veedam et Carl B. Wall, paru aux éditions de La table ronde.
  • An s’était montrée un chouïa trop optimiste en prévoyant 16 billets, mais elle n’était pas loin du score final ! Elle remporte L’impératrice de pierre de la Lituanienne Kristina Sabaliauskaite, paru aux éditions de La table ronde.
  • Patrice avait imaginé un score de 13 billets, ce qui lui vaut de remporter Tigre du Letton Jānis Joņevs, paru aux Argonautes Éditeur.
  • Ex-æquo avec 12 billets escomptés, Athalie et Kathel remportent À l’ombre de la butte aux coqs du Letton Osvalds Zebris, paru aux éditions Agullo, pour Athalie et Ténèbres et compagnie de Sigitas Parulskis, paru aux éditions Agullo, pour Kathel.

Je suis actuellement en déplacement à l’étranger mais je vous enverrai vos livres d’ici la fin du mois, promis ! (Envoyez-moi juste votre adresse postale, par exemple via le formulaire de contact de mon blog).

Encore merci à Émilie qui a créé ce magnifique logo pour moi !

Je vous donne rendez-vous l’année prochaine du 15 au 30 septembre pour une nouvelle destination que j’ai le plaisir de vous annoncer dès aujourd’hui (j’en connais qui aiment préparer leur PAL longtemps à l’avance 😉). En 2025, ce sera la Bulgarie que je vous proposerai d’arpenter avec moi !

PS : Pour voyager par procuration dans les pays baltes, je vous recommande de suivre Sunalee qui y est allée récemment et partage ses découvertes ici : https://suasaday.wordpress.com/tag/pays-baltes-2024/

PPS : Octobre est un mois balte chez plusieurs éditeurs comme vous pourrez le constater avec cet article de Passage a l’Est : https://passagealest.wordpress.com/ De quoi vous donner des idées pour prolonger la Rentrée !

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Afrique du Sud Romans

Alors toi aussi – Futhi Ntschingila

Traduction de l’anglais (Afrique du Sud) par Estelle Flory – Tropismes éditions

Grâce au Mois africain proposé par Jostein, j’ai découvert l’an dernier la jeune autrice sud-africaine Futhi Ntshingila dont le nouveau roman vient de paraître. Enrage contre la mort de la lumière m’avait beaucoup plu malgré quelques défauts « de jeunesse » et Alors toi aussi ne m’a pas déçue !

Une fois encore, Futhi Ntshingila s’empare des traumatismes de son pays sans tomber dans le pathos. Elle met en scène la rencontre de Hans, un vieil homme, ancien militaire et policier afrikaner, et de Zoe, une infirmière noire qui a vu ses amis mourir et disparaître à cause du racisme et de la répression. Ils vont se raconter leur histoire, sans jugement et je dirai même avec bienveillance alors qu’ils appartenaient clairement à des camps opposés.

« Je sais qu’on ne peut tuer autrui sans tuer au passage des parties de soi. Nous sommes nombreux, zombies ambulants, à avoir certes échappé à la loi et la Commission Vérité et Réconciliation, mais aujourd’hui prisonniers de la boucle torturante de notre propre jour sans fin. »

En Afrique du Sud, le passé est lourd, c’est le moins que l’on puisse dire. Saviez-vous par exemple qu’en 1901 très précisément, les Anglais ont pratiqué la politique de la terre brûlée dans le pays et enfermé Boers et Africains noirs dans des camps de concentration dans lesquels on estime qu’entre 32 000 et 47 000 personnes sont mortes ? Au passage, j’ai appris aussi que les Boers n’étaient pas tous originaires des Pays-Bas comme je le pensais, mais aussi d’Allemagne et de France. À ce sujet, une mini-série (hélas pas terrible malgré son sujet prometteur et une Anna Mouglalis impériale) – actuellement diffusée sur Arte – parle justement de ces huguenots français qui fuyaient devant les Anglais (au cours de ce qu’on a appelé « le grand trek »).

« Il m’a fallu du temps pour reconnaître la malédiction de ma génération pourrissante. Ayant grandi en tant qu’homme blanc sous le régime d’apartheid, j’avais un sens aveugle et faussé de mon bon droit à diriger des gens. (…) On peut régenter les gens jusqu’à contrôler qui ils baisent et quand, mais là où ça se complique, c’est lorsqu’il s’agit de ce qu’ils pensent. Alors notre impuissance nous apparaît nue. »

En revenant sur cet épisode ancien de l’histoire du pays et de la famille de Hans, et surtout sur des événements beaucoup plus récents, Futhi Ntshingila fait preuve d’une objectivité assez impressionnante. Elle n’occulte aucun crime, et surtout aucune ambiguïté, tout en délivrant un message de réconciliation et d’optimisme. Un autre monde est possible, elle en est persuadée et son roman dégage plein d’ondes positives alors que clairement, le point de départ est très sombre.

Si ce roman a un défaut, c’est peut-être sa tendance à vouloir que tout finisse bien (la toute fin en particulier est un peu trop belle pour être vraie, défaut qu’avait déjà Enrage contre la mort de la lumière). Mais cette écrivaine a un talent fou pour nous immerger dans ses histoires et ce serait dommage de s’en priver. Et puis, un peu d’espoir dans l’avenir, ça ne fait pas de mal !

D’autres avis chez Temps de lecture et Jostein.

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Estonie Romans

L’énigme de Saint-Olav – Indrek Hargla

Traduction de l’estonien par Jean-Pascal Ollivry – Éditions Babel noir

Pour clore cette première édition de la Rentrée à l’Est, c’est – exceptionnellement – un invité qui vous livre sa chronique. En la lisant, j’ai découvert que le roman en question était compatible avec les lectures urbaines proposées chez Ingannmic et Athalie. Double merci 🙏🙏 donc à mon chroniqueur du jour à qui je laisse à présent la parole :

Je ne suis pas un grand lecteur de romans (en tout cas, je suis beaucoup, mais alors beaucoup moins insatiable dans ce domaine que Sacha), et encore moins de polars. Mon truc, ce sont plutôt les littératures de l’imaginaire, sans doute car j’ai un petit faible pour tout ce qui est complètement déconnecté de nos références habituelles (j’ai aussi un faible pour ce qui est historique, pour les mêmes raisons).

Voyant que je calais sur la lecture de Métal de Janis Jonevs malgré mon goût pour le genre musical du même nom, Sacha a eu pitié de moi et m’a proposé d’écrire plutôt un billet sur L’énigme de Saint-Olav, d’Indrek Hargla. La perspective de lire un polar historique m’a remémoré mes très bons (et anciens) souvenirs du Cercle de la croix, de Iain Pears. C’est donc avec un a priori positif que j’ai accepté de me plonger dans cette première enquête de Melchior l’apothicaire.

Dans une Tallinn encore dominée en 1409 par l’ordre des Chevaliers teutoniques, un haut dignitaire de cet ordre est sauvagement assassiné. L’enquête menée dans ce roman par l’apothicaire de la ville nous invite à découvrir les grands acteurs de la vie sociale dans l’Estonie médiévale.

L’avant-propos de l’auteur a pour moi été pour beaucoup dans l’intérêt initial de l’histoire. En effet, l’enquête aurait été inspirée par les traces dans le registre du Conseil de Tallinn d’un fait divers similaire (l’assassinat d’un dignitaire teutonique) remontant justement à 1409. Cette utilisation de sources historiques pour créer une petite histoire dans la grande était clairement de nature à piquer mon intérêt. J’avais d’ailleurs adoré le roman Même pas mort de Jean-Philippe Jaworski, qui avait utilisé le même procédé.

Ne connaissant pas grand-chose à la société médiévale estonienne, je serais bien en peine de critiquer la rigueur historique du roman d’Indrek Hargla. Pour autant, il nous peint avec force détails la ville, son organisation, ses us et coutumes. Les relations qu’entretiennent l’ordre teutonique, le clergé et les différentes guildes sont également autant d’éléments mis en avant pour donner une épaisseur certaine au roman. Malheureusement, Hargla ne parvient pas à utiliser les 419 pages du livre pour donner assez de corps à ses personnages à mon goût. Melchior, l’apothicaire-enquêteur, semble pendant une bonne moitié du roman très lisse et trop plein de bons sentiments pour moi. Son relief et ses failles nous sont ainsi présentés bien tard, et les autres personnages, trop nombreux, ne parviennent pas à capter suffisamment la lumière pour qu’Indrek Hargla leur donne une véritable consistance.

En ce qui concerne l’enquête en elle-même, j’avoue humblement n’en avoir pas saisi les toutes dernières révélations. Le mode narratif de conclusion de l’enquête, qui rappelle quelque peu Agatha Christie mettant en scène la présentation par Hercule Poirot de ses trouvailles à la galerie de personnages au grand complet, ne m’a en effet pas permis de démêler tous les fils de l’écheveau. Je reste donc de ce point de vue clairement sur ma faim.

En résumé, il s’agit d’un roman qui, s’il est clairement un peu long, se laisse toutefois lire pour sa description vivante et détaillée de l’organisation d’une cité médiévale. L’Énigme de Saint-Olav n’est cependant pas un livre dont je garderai un souvenir impérissable.

Il s’agit du premier volume d’une série de 6 enquêtes, dont 3 ont été adaptées au cinéma… Peut-être ce format (le premier film dure 1h38) est-il plus adapté à la découverte des aventures de Melchior…

PS de Sacha : D’autres avis sont à lire chez Manou qui l’a lu pour cette Rentrée, mais aussi chez Fabienne et Patrice (dont je vous assure que mon chroniqueur n’avait pas lu le billet avant de rédiger le sien. Que voulez-vous, les grands esprits se rencontrent 😁).

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Estonie Romans

Le départ du professeur Martens – Jaan Kross

Traduction de l’estonien par Jean-Luc Moreau – Pavillons poche Robert Laffont

Quelle grâce, quelle élégance dans l’écriture de Jaan Kross ! Sans doute par la période qu’il aborde mais aussi par sa plume, cet auteur estonien m’a beaucoup rappelé le plaisir que j’ai toujours à lire Stefan Zweig, avec une bonne dose d’ironie en plus. Si Zweig est un auteur que vous appréciez, vous aimerez donc sans aucun doute Jaan Kross.

« Comment réagir à sa remarque sur la modestie européenne et l’hypocrisie asiatique ? Fallait-il commencer par lui dire que je n’étais pas russe ? Ni allemand ? Que mes ancêtres avaient vécu en Europe depuis au moins deux mille ans ? Que ma modestie n’était pas pour autant celle d’un Européen, mais celle, bien plutôt – de qui ? – sans doute d’un enfant des grandes forêts. Il m’était déjà arrivé, à l’occasion, d’expliquer à mon sujet quelque chose de semblable. Pas toujours. Rarement. Mais tout de même. Pourtant ici, maintenant – je veux dire là-bas, à ce moment-là – à quoi bon ? »

Le départ du professeur Martens est un passionnant monologue qui se poursuit pendant deux jours, le temps d’un trajet en train de Pärnu, en Estonie, à Saint-Pétersbourg. Polyglotte, le professeur Martens est un brillant négociateur qui a arbitré nombre de conflits et concocté des traités internationaux sous pas moins de trois souverains russes. Il est reconnu par ses pairs de par le monde, mais au cours de ce voyage où il oscille entre rêves, rencontres bien réelles et méditations, il constate combien son action aura souvent été vaine. Entre autres choses, il déplore amèrement que le Prix Nobel ne lui ait pas été attribué, la Russie étant peu en faveur auprès de la communauté internationale :

« Alors que mes collègues suisses, par exemple, couraient sur le gazon bien tondu d’une vieille tradition internationaliste, je devais, moi, patauger jusqu’à mi-jambe dans le bourbier de l’absolutisme. »

Rusé, ambitieux et assez imbu de lui-même, ce personnage n’a pas que des facettes attachantes. Au fur et à mesure de son périple ferroviaire et de ses réflexions, la façade se fissure pourtant et on découvre un véritable self-made man pétri de regrets et de doutes, qui restera toute sa vie en butte aux humiliations dues à ses origines modestes, et estoniennes qui plus est. C’est fin, érudit tout en étant très accessible et on ne s’ennuie pas une minute. Et vous l’avez compris, j’ai été éblouie par la plume de l’auteur (et sa traduction limpide) !

C’était une première lecture de Jaan Kross pour moi, et ce ne sera sûrement pas la dernière. De lui, Patrice a déjà recommandé Le fou du tzar, et La barmaid aux lettres avait beaucoup aimé Le vol immobile. Je n’ai donc plus que l’embarras du choix.

Un grand merci à Patrice d’avoir proposé cette lecture commune autour de cet immense écrivain estonien ! Keisha s’est jointe à nous avec Le fou du tzar, qui l’a convaincue elle aussi du talent de Jaan Kross.

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Lettonie Romans

Metal – Jānis Joņevs

Traduction du letton par Nicolas Auzanneau – Gaïa Éditions

« L’idée de base du headbang, c’est de parvenir à la transe via la manière forte, en partant à l’assaut de la citadelle de sa propre conscience, à savoir, de son propre cerveau. En hochant la tête avec l’intensité requise, la purée neuronale se trouve projetée contre les parois de la gamelle, et notre administration interne parvient momentanément à se libérer des pensées qui l’occupent, à toucher l’existence de la façon la plus directe qui soit. En bref, de la méditation. »

En 1994, la mort de Kurt Cobain marque un tournant dans la vie de Jānis, 14 ans, comme dans celle de beaucoup d’adolescent(e)s à travers le monde. Musicalement, ce jeune habitant de Jelgava (en Lettonie), qui se décrit lui-même comme « le type même du bon gars sans histoire », va ensuite évoluer vers le genre qui donne son nom au roman et servira de fil rouge au récit : le métal.

Que cela ne vous fasse pas fuir (je sais l’image que renvoient souvent cette musique et ses adeptes), car ce roman autobiographique parlera à un public bien plus large que celui des métalleux ! Il y est avant tout question de cette période de la vie où on se sent à la fois intouchable, benêt, brillant, d’une sagesse inégalable (surtout en matière de musique) et pourtant jamais à la hauteur. Bref, l’adolescence, et qui plus est, l’adolescence dans une petite ville où il ne se passe pas grand-chose.

L’aspect « métal » n’est pas si important. On pourrait d’ailleurs le remplacer par « rock », « rap », « foot » ou encore « films d’auteur » : ce dont il s’agit, c’est avant tout d’une passion commune qui fédère une bande et fait qu’on se sent appartenir à une espèce à part. Il ne se passe pas grand-chose au fond, mais chaque petit incident prend des proportions dantesques. Là encore, ça me semble typique de cet âge où tout nous semble exacerbé.

Je n’ai que quelques années de plus que l’auteur et je me suis vite retrouvée dans ce personnage d’ado plutôt sage qui s’encanaille en douceur et dont l’imagination prolixe l’entraîne dans des scénarios fumeux de tragédie et de gloire. L’ennui qui suinte de la vie à Jelgava en ce milieu des années 1990 rappellera ce sentiment de désœuvrement lui aussi typique de l’adolescence, a fortiori loin d’une ville un tant soit peu dynamique.

Le Tirailleur letton, titre incontournable du groupe de heavy, black et folk metal letton Skyforger

J’ai aimé l’autodérision de l’auteur qui use volontiers d’un vocabulaire châtié et de références littéraires glissées ici et là pour décrire des situations très prosaïques. Un contraste qui m’a mis le sourire aux lèvres ou franchement fait rire plus d’une fois. On sent cependant transparaître une indéniable nostalgie de Jānis Joņevs pour cette période de sa vie où la Lettonie débutait sa mue en même temps qu’il opérait la sienne.

PS : Ce jeune auteur vient également de signer des nouvelles qui paraîtront en octobre chez Les Argonautes sous le titre Tigre, avec à nouveau une traduction de Nicolas Auzanneau qui a déjà réalisé un travail tout simplement formidable avec Métal.

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Lituanie Romans

L’Oiseau qui buvait du lait – Jaroslav Melnik

Traduit du russe (Lituanie) par Michèle Kahn – Actes Sud

Fans d’Erlendur Sveinsson, je vous conseille de faire la connaissance du commissaire Algimantas Butkus car il a la même capacité à s’attacher les lecteurs et lectrices et à mener une enquête complexe qui exige de sonder l’âme du meurtrier, le tout dans une ambiance humide et grise. Après tout, la Lituanie n’est pas loin de la Suède 😉, et j’ai été embarquée comme dans un bon Henning Mankell.

Ukrainien et lituanien russophone, Jaroslav Melnik a déjà vu plusieurs de ses romans publiés en France, essentiellement des dystopies – dont Espace lointain. Pour la Rentrée à l’Est, j’ai cependant préféré un roman ancré dans la Lituanie actuelle.

Dans le polar intitulé L’oiseau qui buvait du lait, à la couverture et au titre intrigants, le commissaire Butkus n’est pas très en forme, ni physiquement ni moralement. Il se demande d’ailleurs à quoi rime son obstination à enquêter au prix de sa vie privée. Quand un premier meurtre au rituel étrange est commis, son équipe doit à la fois enquêter sur la filière de l’allaitement et sur les spécialistes en ornithologie. Cette enquête les conduira sur l’isthme de Courlande, à Londres et à Stockholm, mais c’est bel et bien Vilnius qui est au centre du récit.

« Nikanorov, lui était russe. Et lituanien aussi. Au travail, il parlait un lituanien impeccable. Il avait monté tous les jours la garde devant le Seimas, le parlement, quand la Lituanie avait décidé de se séparer de l’Union soviétique et, avec d’autres, il avait entouré le bâtiment d’une montagne de dalles de béton en cas d’attaque des chars soviétiques. »

L’enquête est classique mais bien ficelée (un fil narratif reste toutefois irrésolu à la fin, c’est dommage). L’enjeu du commerce de lait maternel est original, et surtout Algimantas Butkus est un personnage attachant qui préfère la réflexion à l’action, ce que j’ai apprécié. Cela laisse le temps à l’auteur de glisser des explications sur la situation actuelle de la Lituanie, par exemple avec l’influence scandinave sur son économie ou la cohabitation entre des populations d’origines différentes. Je ressors de cette lecture bien dépaysée, distraite et mieux informée sur la Lituanie. J’avoue que cela m’a donné très envie de visiter le pays aussi !