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Près de la mer – Abdulrazak Gurnah

Traduction de l’anglais par Sylvette Gleize – Éditions Denoël

En 2021, le comité Nobel a décerné le prix Nobel de littérature à l’écrivain tanzanien Abdulrazak Gurnah, faisant de lui le 5e auteur du continent africain à devenir lauréat de cette prestigieuse distinction. Grâce à cette nouvelle visibilité internationale, plusieurs de ses romans qui ne l’étaient pas ont été traduits en français. À l’occasion du Mois africain, j’ai par exemple pu lire Près de la mer, paru en France 20 ans après sa publication au Royaume-Uni.

Ce roman entrecroise les souvenirs de deux hommes qui ont vécu dans la même ville, sur l’île de Zanzibar, et dont les destins sont en partie liés. Lorsqu’ils se revoient, plusieurs décennies se sont écoulées depuis leur dernière rencontre. L’un est déjà un vieil homme qui vient d’arriver en Angleterre en tant que réfugié. L’autre, sensiblement plus jeune, vit depuis longtemps à Londres où il est devenu un professeur de littérature reconnu.

L’évocation de leurs souvenirs, certains communs et d’autres personnels, permet à l’auteur de revenir sur l’histoire aussi riche que mouvementée de Zanzibar, depuis la période de la colonisation britannique jusqu’à la dictature qui a très vite suivi l’indépendance, sans oublier les influences du sultanat d’Oman ou du bloc soviétique. On découvre ainsi une île et un pays aux multiples facettes, livrés à la convoitise des uns et des autres.

En multipliant les temporalités et les perspectives sur de mêmes événements, en usant d’habiles suspenses et de savoureuses digressions, l’auteur capte notre attention tel une Shéhérazade moderne. J’ai cependant eu un peu de mal à entrer dans l’histoire avant que le style de l’auteur et les vies tragiques de ses protagonistes ne réussissent à éveiller et retenir mon intérêt. J’ai pu achever ma lecture sans difficulté, mais sans véritable engouement, sans doute parce que je ne me suis pas attachée aux deux personnages principaux. Je les ai plaints pour les drames qu’ils ont connus mais ils ont aussi leurs défauts, et surtout ils semblent englués dans le passé et emmurés dans leur solitude et leurs regrets. Si je peux comprendre leurs raisons, j’ai quand même eu parfois envie de les secouer un peu. J’admire d’ailleurs la patience de Rachel, la travailleuse sociale qui persiste à vouloir faire mettre le nez dehors à Saleh.

Même s’il ne manque pas de qualités, ce roman ne m’a donc pas totalement convaincue. Il dévoile néanmoins une très intéressante « vision de l’intérieur » de Zanzibar, de son histoire et de ses habitants. Et j’ai été sensible à la plume pleine de charme de l’auteur-conteur qu’est Abdulrazak Gurnah. Ses romans plus récents sont peut-être plus aboutis et je ferai donc éventuellement un nouvel essai pour le Mois africain 2024. Affaire à suivre ;-D.

PS : An, de Des livres dans la lune, l’a lu récemment elle aussi. Pour découvrir son avis, c’est ici. Natiora, elle, a récemment lu et aimé Paradis, du même auteur. Et pour (re)découvrir d’autres lauréat(e)s du prix Nobel de littérature, c’est aujourd’hui avec Les classiques, c’est fantastique sous la houlette de Fanny et Moka.

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Biélorussie Romans

Un fils perdu – Sacha Filipenko

Traduction du russe par Philie Arnoux et Paul Lequesne – Éditions Noir sur Blanc

Sacha Filipenko est un jeune auteur biélorusse (ou belarusse) d’expression russe qui vit aujourd’hui en exil, contraint de déménager sans cesse pour échapper aux foudres du pouvoir de son pays. Rien d’étonnant à cela : Un fils perdu est une satire politique qui dénonce avec férocité la léthargie dans laquelle est plongée la Biélorussie (qu’il ne nomme jamais) depuis l’arrivée au pouvoir de son président en 1994, c’est-à-dire depuis bientôt 30 ans (!).

Tout commence de manière pourtant assez potache : Francysk, 16 ans, néglige ses études de violoncelle et ne pense qu’à jouer au foot dans la cour ou à retrouver sa bande de copains. Sacha Filipenko s’inspire ensuite d’une tragédie bien réelle, un mouvement de foule dans un souterrain de métro à Minsk qui a fait 54 morts et 300 blessés environ en 1999. Victime de cette abominable bousculade, Francysk tombe dans un coma qui durera 10 ans.

Cette première partie du roman est en réalité la plus longue, contrairement à ce que laisse penser le résumé de la maison d’édition. Elle est portée par l’incroyable Elvira Alexandrovna, véritable grand-mère courage qui ne perdra jamais l’espoir que Francysk se réveille. Tout le temps de son inconscience, elle parle à son petit-fils de son quotidien, de ce qui se passe dans le pays, déambule avec lui dans leur ville par la seule force de l’imagination. Et c’est ainsi que nous voyons la vie en Biélorussie à travers son regard acéré et plein d’ironie. C’est passionnant, émouvant et désespérant à la fois.

La plume de Sacha Filipenko est mordante et assez addictive. Mais il y a aussi quelques longueurs dans son récit et des références qui m’ont un peu échappé au début. Je n’ai vu que tardivement les notes de la traductrice de l’édition allemande ajoutées à la fin du roman. Celles-ci donnent d’utiles renseignements qui facilitent la compréhension et même si j’aurais apprécié de les lire plus tôt, elles étaient toujours bienvenues à la fin du roman. Mon conseil : N’hésitez pas à vous y référer en cours de lecture.

La deuxième partie d’Un fils perdu est, comme le laisse présager le titre, très désabusée. Car quand Francysk se réveille au bout d’une décennie, il doit bien constater que les rares choses qui ont changé sont loin d’être des améliorations. Va-t-il réussir à s’adapter ? L’amour sera-t-il une échappatoire ? Pour le savoir, rendez-vous dans une librairie ou une bibliothèque bien achalandée !

Image par Juuud28 de Pixabay

Dans ce roman, achevé d’écrire en 2012 et traduit en français en 2022, Sacha Filipenko rêvait de protestations massives du peuple contre le régime en place, un soulèvement qu’il imaginait être aussitôt durement réprimé. L’Histoire lui a donné raison puisqu’en 2020 et 2021, les Biélorusses ont manifesté en nombre et fait grève lors de ce qu’on a appelé « la révolution des pantoufles » ou « la révolution anti-cafard ». En vain à ce jour. La principale opposante au régime, Svetlana Tikhanovskaïa, vit d’ailleurs elle aussi toujours en exil.

PS : Un autre avis enthousiaste est à lire ici : https://jelisjeblogue.blogspot.com/2022/06/un-fils-perdu-sacha-filipenko.html?m=1