Traduction de l’allemand par Matthieu Dumont – Actes Sud
Avec Nouvel An, j’avais embarqué aux Canaries grâce à Juli Zeh que j’ai suivie avec encore plus d’enthousiasme dans le Brandebourg quelques temps plus tard. Dans Décompression, nous voici de retour à Lanzarote, mais cette lecture a fait pschitt pour moi.
Je vous résume l’histoire : Sven, qui approche de la quarantaine, a quitté l’Allemagne à la fin de ses études (pour des raisons que j’ai trouvées franchement légères). Il s’est établi comme moniteur de plongée sur l’île espagnole de Lanzarote où il vit et travaille avec Antje, adorable jeune femme sans laquelle il aurait du mal à faire tourner la boutique (et dont je me demande bien ce qu’elle lui trouve 🙄). Arrive un couple de Berlinois pas clairs qui réserve ses services exclusifs pendant 2 semaines complètes. En gros, la relation de ces touristes est complètement toxique et rapidement, Sven, qui est le narrateur, ne sait pas sur quel pied danser avec eux.
Sauf que Jola, la jeune et fascinante actrice qui forme la moitié de ce duo – que je qualifierai d’infernal -, nous donne aussi son point de vue régulièrement à travers des extraits de son journal. Et Sven y apparaît sous un jour très différent de celui qu’il nous présente 🤨. Ajoutez à cela des scènes de tension extrême, notamment lors de séances de plongée où tout peut évidemment basculer en une seconde, et vous aurez compris qu’il est difficile de ne pas tourner les pages pour savoir comment cette histoire va pouvoir se terminer, qui dit vrai, qui manipule l’autre (et les lecteurs au passage), etc.
Bref, c’est habilement construit, mais manque singulièrement d’originalité. J’ai eu une désagréable impression de déjà-vu ou plutôt de déjà-lu, en particulier avec ces personnages-narrateurs peu fiables, voire borderline. J’avais probablement trop d’attentes vis-vis de Juli Zeh qui a écrit beaucoup plus fin et plus fort à mon avis.
Keisha a lu Décompression l’an dernier et son avis était beaucoup plus positif que le mien, donc n’hésitez pas à aller sur son blog pour un autre son de cloche. D’ailleurs, grâce son billet, je vois que je peux inscrire cette petite chronique non seulement aux Feuilles allemandes, mais aussi au Book trip en mer de Fanja 🚣♀️.
PS : Arte.tv diffuse en ce moment Juli Zeh, forte tête de la littérature, un portrait de cette écrivaine qui se confronte aux réalités sociales de son pays et de son époque dans ses romans, mais aussi dans son travail de juge.
Traduction du grec par Lucile Arnoux-Farnoux – Actes Sud
Voilà un polar qui commence de manière plutôt classique, et même en clin d’œil aux romans noirs, avec un détective au bord de la faillite et pas mal alcoolique auquel il ne manque qu’un imperméable et un chapeau de feutre. Le vent, le froid et la pluie sont aussi de la partie : nous ne sommes certes pas à Chicago ou New-York, mais la météo à Hambourg en plein mois de janvier n’est pas clémente non plus.
Chris Papas (dont l’assistante est une certaine Mme Queneau) se voit confier une mission de surveillance a priori banale, et l’enquête comme le roman démarrent plutôt doucement. Mais les choses vont s’accélérer avec la mort soudaine du client de Papas. Ce dernier retourne alors dans son Péloponnèse natal en espérant fuir les questions de la police allemande et retrouver l’objet de sa filature. Là, les événements s’enchaînent à toute allure, l’auteur tissant sa toile avec une grande habileté jusqu’aux révélations finales aussi atroces que passionnantes.
Au-delà de l’enquête, ce portrait d’une Grèce du début des années 2000 en proie à la crise financière et malmenée par ses partenaires européens, l’Allemagne en tête, est extrêmement intéressant. Minos Efstathiadis évoque habilement les relations complexes entre la Grèce et l’Allemagne, notamment grâce à plusieurs de ses personnages ayant un pied dans chaque pays, à l’image de son détective binational, mais aussi en revenant sur l’histoire tourmentée de ces deux pays, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale.
Carole Raddato (CC BY-SA)
La tragédie grecque est un autre fil rouge de ce roman. De manière explicite avec des références à l’Agamemnon d’Eschyle et un dilemme moral central dans les événements abordés, et de façon plus subtile avec une évocation à double sens de la « Maison de la vérité ».
Autant dire que ce roman est riche, en action comme en réflexion, malgré ses quelque 200 pages seulement.
Une idée piochée chez Doudoumatous dont vous trouverez l’avis ici.
Adaptation de l’espagnol (Chili) par Gabriel Auer – Actes Sud
Avant de devenir un long-métrage (1994) avec Sigourney Weaver et Ben Kingsley, La jeune fille et la mort était une pièce de théâtre du Chilien Ariel Dorfman, également scénariste du film. Si l’intrigue est censée se dérouler dans un pays d’Amérique du Sud sans plus de précision, on peut supposer que l’auteur parlait de son pays, où il a lui-même échappé de très près à la mort.
Gerardo est avocat et vient d’être nommé à la tête d’une commission chargée d’enquêter sur les meurtres commis pendant la dictature qui vient de s’achever dans son pays. Suite à une banale crevaison sur son trajet de retour, il fait la connaissance de Roberto Miranda, un homme que Paulina, la femme de Gerardo, assomme et séquestre lorsqu’il se présente chez eux quelques heures plus tard. Car elle en est convaincue : cet homme était l’un de ses tortionnaires il y a 15 ans.
Le doute est savamment entretenu : Le docteur Miranda est-il l’homme qui a torturé Paulina au son d’un lied de Schubert ou les fantômes de Paulina sont-ils en train de la rendre folle ? Évidemment, je ne vais pas divulgâcher, mais sachez que ce suspense n’est pas le seul intérêt de ce texte. Les liens entre Gerardo et Paulina, entre autres, sont complexes et mettent bien en lumière les fractures de leur pays.
Le mois latino, c’est chez Sharon en mai.Et le Printemps latino, qui est chilien en 2025, c’est chez Je lis je blogue.
En moins de 60 pages, Ariel Dorfman soulève donc des questions que doivent se poser bien trop de pays et de peuples ayant connu une dictature, un génocide ou encore l’apartheid. Vérité, culpabilité, justice, vengeance, réparation, réconciliation : les enjeux de cette confrontation sont immenses dans le contexte d’une transition démocratique fragile.
C’est dense, fort et on ne sort pas de cette lecture indemne.
Traduit du russe (Lituanie) par Michèle Kahn – Actes Sud
Fans d’Erlendur Sveinsson, je vous conseille de faire la connaissance du commissaire Algimantas Butkus car il a la même capacité à s’attacher les lecteurs et lectrices et à mener une enquête complexe qui exige de sonder l’âme du meurtrier, le tout dans une ambiance humide et grise. Après tout, la Lituanie n’est pas loin de la Suède 😉, et j’ai été embarquée comme dans un bon Henning Mankell.
Ukrainien et lituanien russophone, Jaroslav Melnik a déjà vu plusieurs de ses romans publiés en France, essentiellement des dystopies – dont Espace lointain. Pour la Rentrée à l’Est, j’ai cependant préféré un roman ancré dans la Lituanie actuelle.
Dans le polar intitulé L’oiseau qui buvait du lait, à la couverture et au titre intrigants, le commissaire Butkus n’est pas très en forme, ni physiquement ni moralement. Il se demande d’ailleurs à quoi rime son obstination à enquêter au prix de sa vie privée. Quand un premier meurtre au rituel étrange est commis, son équipe doit à la fois enquêter sur la filière de l’allaitement et sur les spécialistes en ornithologie. Cette enquête les conduira sur l’isthme de Courlande, à Londres et à Stockholm, mais c’est bel et bien Vilnius qui est au centre du récit.
« Nikanorov, lui était russe. Et lituanien aussi. Au travail, il parlait un lituanien impeccable. Il avait monté tous les jours la garde devant le Seimas, le parlement, quand la Lituanie avait décidé de se séparer de l’Union soviétique et, avec d’autres, il avait entouré le bâtiment d’une montagne de dalles de béton en cas d’attaque des chars soviétiques. »
L’enquête est classique mais bien ficelée (un fil narratif reste toutefois irrésolu à la fin, c’est dommage). L’enjeu du commerce de lait maternel est original, et surtout Algimantas Butkus est un personnage attachant qui préfère la réflexion à l’action, ce que j’ai apprécié. Cela laisse le temps à l’auteur de glisser des explications sur la situation actuelle de la Lituanie, par exemple avec l’influence scandinave sur son économie ou la cohabitation entre des populations d’origines différentes. Je ressors de cette lecture bien dépaysée, distraite et mieux informée sur la Lituanie. J’avoue que cela m’a donné très envie de visiter le pays aussi !
Traduction de l’anglais (Australie) – Éditions Héloïse d’Ormesson
Dire que j’ai dévoré ce récit serait en-dessous de la vérité. Je l’ai englouti ! Partagée entre effarement et rire (très jaune, bien sûr), j’ai suivi Anna Funder dans sa quête sur l’un des aspects les plus tragiques de la dictature est-allemande : la surveillance de la population de RDA exercée par un gigantesque appareil bureaucratique et un réseau tentaculaire d’informateurs. Une machine à broyer les êtres humains connue sous le nom de Stasi.
Moi qui suis peu habituée à ce type de récit mêlant les émotions et le vécu de l’autrice à son enquête, j’ai eu un mal fou à reposer ce livre qui contient pourtant son lot de chiffres, dates et faits historiques. Une partie d’entre eux m’étaient connus, mais pas tous, loin de là. Le propos est très clair, accessible et absolument pas rébarbatif. Australienne, Anna Funder a étudié et vécu en Allemagne de nombreuses années. Son regard extérieur représente un atout incontestable pour cerner les contradictions d’un pays, ou plutôt de deux pays, alors en plein bouleversement (elle enquête et écrit entre 1996 à 2000).
En plus de nous fournir ces éléments de contexte indispensables et éclairants, Anna Funder nous entraîne dans son sillage lorsqu’elle arpente le tracé du Mur de Berlin et visite les sites abritant les bureaux ou la prison de la Stasi. Elle nous raconte ses rencontres avec des victimes de cette police politique, des héros et héroïnes de l’ombre, des informateurs et des membres de la Stasi (dont très peu se repentent). Et elle ne se contente pas de nous rapporter leurs paroles, elle nous livre aussi ses impressions personnelles sur ses interlocuteurs et sur les conséquences avec lesquelles ils vivent (ou au contraire leur sentiment, parfois avéré, d’impunité) des années après l’effondrement de la RDA. Elle nous parle aussi de son trouble à elle face à ces vies passées et présentes, à la façon dont l’Allemagne réunifiée a abordé ou occulté ce passé.
Source : Wikipedia.fr
J’ai adoré ce mélange et c’est sans aucun doute grâce au talent et à l’autodérision d’Anna Funder. Elle a une vraie plume, une profonde empathie et une envie de comprendre chevillée au corps qui lui permet, entre autres, de rencontrer les pires salauds et de se les mettre dans la poche, ou de nuancer des visions caricaturales.
Quelques extraits :
« Sous le troisième Reich d’Hitler, on estime qu’une personne sur 2 000 était un agent de la Gestapo, dans l’URSS de Staline, une sur 5 830 était agent du KGB. En RDA, une personne sur 63 était agent ou indicateur de la Stasi. »
« « J’ai vu des choses horribles. Des gens qui avaient drogué leurs enfants pour les faire voyager dans la malle. Une fois, en ouvrant un coffre, j’ai trouvé une femme et son enfant. Comme j’étais en civil, ils ont cru que j’appartenais au réseau de passeurs. Je n’oublierai jamais le bonheur sur leur visage quand ils se sont crus libres. » Il écrase sa cigarette et enfonce ses mains dans les poches de sa veste, voûtant les épaules sous la grisaille. « Je dois avouer que j’ai eu du mal à le digérer, parce que je suis quelqu’un de sensible. Mais je n’en reste pas moins à cheval sur le respect des lois et à mon sens, ils n’auraient pas dû faire ce qu’ils faisaient : c’est ce qu’on m’avait inculqué depuis la maternelle. » »
La prison de Höhenschönhausen – Image par falco de Pixabay
« J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ces motivations. Dans une société au clivage marqué entre « nous » et « eux », une jeune personne ambitieuse préfère sans doute se joindre au groupe initié, celui qui n’est pas du côté des victimes. Si votre pays semble voué à ne jamais changer et qu’il vous soit impossible d’en partir, pourquoi ne pas opter pour une vie tranquille et une carrière gratifiante ? Ce qui m’intéresse, c’est comment les gens jugent leur décision maintenant que tout est fini. »
« Il est difficile de savoir dans quelle mesure nos actes hypothèquent notre avenir. Frau Paul avait eu le courage de suivre sa conscience, dans une situation où la plupart des gens auraient décidé de voir leur bébé et se seraient justifiés plus tard en se disant qu’ils n’avaient pas le choix. Une fois sa décision prise, il lui fallut puiser dans d’énormes ressources pour en assumer les conséquences. J’ai le sentiment qu’en réalité, Frau Paul a surestimé sa force et sa capacité à faire face aux préjudices qui l’attendaient, et qu’elle paie maintenant le prix de ses principes : elle est devenue une femme seule, fragile et ravagée par la culpabilité. »
Je viens de découvrir qu’Actes Sud a fait paraître un ouvrage qui semble parfait pour prolonger ma lecture de Stasiland : Histoire d’un Allemand de l’Est de Leo Maxim, dont le titre fait évidemment référence aux célèbres mémoires de Sebastian Haffner Histoire d’un Allemand – Souvenirs (1914-1933). Le second était déjà dans ma PAL, le premier l’y rejoindra certainement très bientôt.
Par ailleurs, fin mai, Jenny Erpenbeck et son traducteur Michael Hoffmann se sont vu décerner le Booker Prize International pour le roman Kairos qui met en scène une histoire d’amour destructrice à Berlin-Est dans les années 1980, une histoire à la fois individuelle et collective car symbolique de la fin des idéaux en RDA. C’est évidemment très tentant et on peut espérer que cette prestigieuse récompense incitera les maisons d’édition françaises à traduire ce roman très prochainement.
Eva est celle qui nous a incitées à lire Stasiland et je l’en remercie infiniment. Nathalie, Fabienne, Keisha, Alex, Une comète, Ingrid et Alexandra se sont jointes à moi pour cette lecture commune très instructive sur les pratiques totalitaires et les séquelles qu’elles laissent dans une société. N’hésitez pas à lire leurs avis, pour certains plus nuancés que le mien 😅.
Si le sujet vous intéresse, quelques autres lectures en lien avec la RDA et la réunification sont à retrouver sur ce blog ici, ici et là.
Traduction du catalan par Serge Mestre – Éditions Actes Sud (Babel)
Bienvenue au Maravillas, le Théâtre des merveilles ! Dans les années 1930, sur la célèbre avenue Paral.lel de Barcelone, ce théâtre de cabaret abrite une troupe hétéroclite et chaleureuse, une véritable famille pour Mireia qui y vit avec son frère Lluís. Contrainte à l’exil par la victoire des fascistes, Mireia aura un fils unique et sans père, Roger, qui deviendra l’un des plus célèbres barytons de son temps.
Il y a du souffle, de la magie et de l’humour chez Lluís LLach. C’est bien simple : dès les premières pages, j’ai été totalement embarquée dans la vie de ce théâtre. On a très vite le sentiment de faire partie de la famille du Maravillas, et découvrir toutes les coulisses de la vie d’un grand cabaret s’avère passionnant. Du travail des machinistes à la création musicale et chorégraphique à l’art du placement, du soufflage et de la claque, on est au cœur de la machine telle qu’elle existait avant le tout électronique et numérique.
L’insouciance laisse cependant assez vite place aux tensions sociales, puis à la guerre civile qui contraint les plus militants à l’exode. Mireia connaît alors le sort de nombreux réfugiés espagnols parqués dans le camp d’Argelès-sur-Mer. Elle vivra ensuite à Sète où elle élèvera son fils et veillera à l’initier à la musique. A l’âge de 16 ans, Roger ira à Barcelone et connaîtra bientôt un succès phénoménal.
Après deux premiers tiers éblouissants, qui me faisaient reprendre avec hâte et un immense plaisir ma lecture après chaque interruption, le charme a moins opéré, je dois bien le reconnaître. Il aurait fallu faire plus court dans la dernière partie, et moins sentimental à mon avis. J’ai malgré tout beaucoup aimé ce roman qui nous faire suivre la carrière et le travail d’un chanteur lyrique (imaginaire), et la vie de tout un pays sous le joug de la dictature.
Lluís LLach évoque en effet aussi la censure poussée jusqu’à l’absurde sous le franquisme et dont pâtissait le milieu artistique espagnol. Lui-même a dû quitter l’Espagne de 1971 à 1976 pour ce qu’il a appelé, non sans humour, du « tourisme pour motivations politiques ».
Musicien, chanteur, compositeur, il est aussi l’auteur de 4 romans, tous écrits en catalan. Il s’est également engagé en politique, en particulier dans les années 2010 en Catalogne. Il s’est parfois produit en tant que baryton, notamment en interprétant Le Requiem de Fauré dont il est question dans le roman, et a collaboré avec le ténor d’origine barcelonaise José Carreras. Nul doute qu’il s’est inspiré de sa propre expérience et de celle de José Carreras pour nourrir cette « fausse autobiographie » de Roger Ventós.
Ma petite déception sur la fin du roman ne m’empêche d’avoir très envie de lire d’autres romans de cet écrivain touche-à-tout, en particulier Les femmes de La Principal. En attendant, Le Théâtre des merveilles me permet une nouvelle participation en musique au Printemps des artistes.
Traduction de l’arabe (Égypte) par Sophie Pommier et May Rossom – Actes Sud
S’il vit en Grande-Bretagne, Shady Lewis est né au Caire et c’est en arabe qu’il a écrit ce roman paru l’an dernier. C’est Ju lit les mots qui me l’a fait connaître grâce à son article sur les sélectionnés du Prix de la littérature arabe 2023, une mine d’idées pour qui s’intéresse à la fiction en provenance du monde arabe.
J’avais été alléchée par l’évocation d’un « roman décapant à l’humour très british » et (pour une fois ?) la 4e de couverture ne mentait pas. L’auteur manie avec une évidente jubilation une ironie et un sens de l’autodérision réjouissants qui nous amènent très vite à la fin du livre, même si celui-ci est par ailleurs assez décousu.
On sent une forte veine autobiographique dans les réflexions du narrateur égyptien qui vit à Londres, mais se languit du Caire.
« Il me semblait percevoir une pointe d’envie derrière les mots d’Ayman. J’ai fait semblant d’être d’accord. Cela n’avait aucun sens de me plaindre auprès de lui de ma vie ici. Il n’y avait aucun intérêt à lui dire que si je restais à Londres, c’était uniquement parce que je n’avais aucun autre endroit où fuir, ni aucune possibilité de revenir sur mes pas. »
Sa situation d’immigré arabe est encore compliquée par le fait qu’il soit chrétien, ce qui lui a valu des persécutions en Égypte et perturbe tous ses interlocuteurs en Angleterre.
« Mon voisin qui habite l’appartement en face par exemple persiste à m’adresser ses vœux pour le ramadan et les deux fêtes musulmanes chaque année, avec une exactitude impressionnante. Avant, je lui disais que je n’étais pas musulman et il me glissait tout bas : « Tu n’as pas à avoir honte ». (…) Les vrais musulmans ne m’ont jamais accueilli comme un des leurs : ils ont persisté à me considérer comme un imposteur (…) et un de mes adversaires est même parvenu à convaincre le restau de poulet frit proche de chez moi que vendre du poulet halal à un non-musulman était haram selon la charia. Ca m’a fait de la peine parce que leur poulet était très bon, croustillant à l’extérieur et fondant à l’intérieur pour un prix vraiment raisonnable. »
On le voit, Shady Lewis n’épargne personne, ni en Angleterre, ni en Égypte, et l’administration britannique en particulier en prend pour son grade. Le narrateur est en effet un travailleur social, chargé de gérer un parc de logements sociaux. L’auteur travaillant lui-même dans les services administratifs de Sa Majesté, il parle en connaissance de cause et le miroir qu’il nous tend est désespérant… Mais l’humour fait passer bien des choses !
« Les chefs de service de toutes les administrations du quartier ont eu une idée géniale pour faire face à la politique d’austérité : chaque fois qu’on baissait les budgets, il n’y avait qu’à augmenter le nombre de formulaires à traiter, de tableaux à remplir, de rapports à rendre, de réunions auxquelles il fallait assister. Nous n’avions plus beaucoup d’unités de logements sociaux de toute façon et les listes d’attente excèdent le million de demandes. La seule manière efficace de s’en sortir, c’est de multiplier les procédures et d’étaler la durée de traitement des dossiers sur plusieurs années. En attendant que le processus aboutisse, au moins les agents ont de quoi faire. »
Grâce à cette évocation détaillée de son travail par un agent social qui décrit aussi ses relations parfois étranges avec ses collègues et le fonctionnement des institutions d’aide sociale en Grande-Bretagne, je participe aujourd’hui aux lectures sur le monde ouvrier et les mondes du travail chez Ingannmic.
Traduction de l’allemand par Stéphanie Lux – Actes Sud
« Aucun tribunal au monde ne peut rendre la justice ; nous ne pouvons prendre nos décisions que sur la base des preuves dont nous disposons au moment du procès et, bien entendu, dans le cadre des possibilités légales. Malheureusement, notre interprétation de la vérité est trop souvent fausse ou, de notre point de vue, nous n’en voyons qu’une petite partie. La vérité est un enfant farouche et sa mère, la justice, est souvent aveugle. »
Dans Finsterau, Andrea Maria Schenkel imagine la révélation, 18 ans après les faits, d’une erreur judiciaire : Johann a été condamné pour le meurtre de sa fille et de son petit-fils en 1947. Il faut dire que les relations n’étaient notoirement pas bonnes entre cet homme très pieux et sa fille Afra. Et lorsque les policiers ont découvert la scène de crime, Johann tenait des propos incohérents, s’accusait et semblait n’avoir aucun regret.
Près de 20 ans après les faits, un marchand ambulant de passage dans la ville révèle des éléments qui viennent remettre en question la décision rendue par la justice. Chaque chapitre présente un témoignage différent avec les dépositions des policiers, du procureur et du médecin intervenus le jour du meurtre, mais aussi les récits de Johann, de sa femme Theres et d’Afra qui nous racontent les années, les semaines puis les dernières heures qui ont précédé cet effroyable double meurtre. On comprend ainsi l’engrenage qui a conduit à cette condamnation et on se surprend à espérer, contre toute logique, qu’Afra et son fils auront la vie sauve.
Sans être follement original, ce très court (109 pages) roman noir fait passer un bon moment de lecture. J’ai rapidement tourné les pages pour savoir qui était le meurtrier et surtout, s’il allait pouvoir être arrêté si longtemps après son crime. J’ai apprécié la peinture sociale que propose Andrea Maria Schenkel : la rude vie des « sans-terre » dans ce village de Bavière à quelques kilomètres de la Tchéquie, l’atmosphère délétère de l’immédiate après-guerre, l’animosité contre les filles-mères … Je ne suis pourtant pas sûre de lire d’autres romans de cette autrice dont le style m’a paru trop sec. L’absence d’enquêteur, qui fait aussi l’originalité de cette novella, a peut-être contribué à la distance avec laquelle je l’ai lue. Il est possible également que Johann ne m’étant absolument pas sympathique, je sois restée froide devant l’erreur judiciaire dont il était victime. Bref, il m’a manqué quelque chose !
Au passage, j’ai entendu parler pour la première fois des Yéniches, reconnus comme minorité nationale en Suisse et qui représenteraient aujourd’hui en France sans doute le groupe autonome le plus important parmi les nomades. Dommage que le challenge sur les minorités ethniques soit fini chez Ingannmic !
PS: Manou l’a lu aussi, son avis est à retrouver ici.