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Sur le méridien de Greenwich – Shady Lewis

Traduction de l’arabe (Égypte) par Sophie Pommier et May Rossom – Actes Sud

S’il vit en Grande-Bretagne, Shady Lewis est né au Caire et c’est en arabe qu’il a écrit ce roman paru l’an dernier. C’est Ju lit les mots qui me l’a fait connaître grâce à son article sur les sélectionnés du Prix de la littérature arabe 2023, une mine d’idées pour qui s’intéresse à la fiction en provenance du monde arabe.

J’avais été alléchée par l’évocation d’un « roman décapant à l’humour très british » et (pour une fois ?) la 4e de couverture ne mentait pas. L’auteur manie avec une évidente jubilation une ironie et un sens de l’autodérision réjouissants qui nous amènent très vite à la fin du livre, même si celui-ci est par ailleurs assez décousu.

On sent une forte veine autobiographique dans les réflexions du narrateur égyptien qui vit à Londres, mais se languit du Caire.

« Il me semblait percevoir une pointe d’envie derrière les mots d’Ayman. J’ai fait semblant d’être d’accord. Cela n’avait aucun sens de me plaindre auprès de lui de ma vie ici. Il n’y avait aucun intérêt à lui dire que si je restais à Londres, c’était uniquement parce que je n’avais aucun autre endroit où fuir, ni aucune possibilité de revenir sur mes pas. »

Sa situation d’immigré arabe est encore compliquée par le fait qu’il soit chrétien, ce qui lui a valu des persécutions en Égypte et perturbe tous ses interlocuteurs en Angleterre.

« Mon voisin qui habite l’appartement en face par exemple persiste à m’adresser ses vœux pour le ramadan et les deux fêtes musulmanes chaque année, avec une exactitude impressionnante. Avant, je lui disais que je n’étais pas musulman et il me glissait tout bas : « Tu n’as pas à avoir honte ». (…) Les vrais musulmans ne m’ont jamais accueilli comme un des leurs : ils ont persisté à me considérer comme un imposteur (…) et un de mes adversaires est même parvenu à convaincre le restau de poulet frit proche de chez moi que vendre du poulet halal à un non-musulman était haram selon la charia. Ca m’a fait de la peine parce que leur poulet était très bon, croustillant à l’extérieur et fondant à l’intérieur pour un prix vraiment raisonnable. »

On le voit, Shady Lewis n’épargne personne, ni en Angleterre, ni en Égypte, et l’administration britannique en particulier en prend pour son grade. Le narrateur est en effet un travailleur social, chargé de gérer un parc de logements sociaux. L’auteur travaillant lui-même dans les services administratifs de Sa Majesté, il parle en connaissance de cause et le miroir qu’il nous tend est désespérant… Mais l’humour fait passer bien des choses !

« Les chefs de service de toutes les administrations du quartier ont eu une idée géniale pour faire face à la politique d’austérité : chaque fois qu’on baissait les budgets, il n’y avait qu’à augmenter le nombre de formulaires à traiter, de tableaux à remplir, de rapports à rendre, de réunions auxquelles il fallait assister. Nous n’avions plus beaucoup d’unités de logements sociaux de toute façon et les listes d’attente excèdent le million de demandes. La seule manière efficace de s’en sortir, c’est de multiplier les procédures et d’étaler la durée de traitement des dossiers sur plusieurs années. En attendant que le processus aboutisse, au moins les agents ont de quoi faire. »

Grâce à cette évocation détaillée de son travail par un agent social qui décrit aussi ses relations parfois étranges avec ses collègues et le fonctionnement des institutions d’aide sociale en Grande-Bretagne, je participe aujourd’hui aux lectures sur le monde ouvrier et les mondes du travail chez Ingannmic.