Traduction du croate par Olivier Lannuzel – Agullo Éditions
C’est avec un plaisir non dissimulé, mais aussi une pointe d’appréhension que j’ai ouvert Mater dolorosa, le dernier roman du Croate Jurica Pavičić. Car j’ai énormément aimé 2 de ses précédents opus : L’eau rouge et Le collectionneur de serpents. J’avais donc beaucoup d’attentes – et la crainte d’être déçue. Verdict : je suis définitivement fan !
À partir du meurtre d’une jeune fille, Jurica Pavičić a une fois de plus écrit un formidable roman social et psychologique. Dans L’eau rouge, il nous plaçait du côté de l’enquêteur et de la famille de la victime. Cette fois, nous sommes toujours dans la tête d’un policier, mais aussi dans celle des proches d’un meurtrier. La mater dolorosa n’est d’ailleurs pas la mère qui pleure son enfant assassinée : elle est celle qui ne peut pas croire à la culpabilité de son fils et veut le protéger.
Dans ces 395 pages que j’ai tournées avec avidité, l’auteur évoque la famille qui protège et qui emprisonne, les rôles qui s’inversent entre parents et enfants, les conséquences physiques et psychologiques des guerres de Yougoslavie, la corruption qui règne dans tous les domaines en Croatie, les différentes facettes d’une Split vivant du tourisme tout en restant marquée par les vestiges du règne de Tito. Pas de course-poursuite ou d’arrestation spectaculaire, mais un roman noir fouillé et tendu comme je les aime et que je vous conseille.
Il ne me reste plus qu’à lire La femme du 2e étage et j’aurais épuisé la bibliographie déjà traduite de Jurica Pavičić. Pourvu qu’il continue d’écrire et Agullo de le publier !
Traduction de l’anglais (Malaisie) par Philippe Giraudon
Cette période de l’année me paraît toujours très longue et rien de tel qu’un peu d’exotisme et de tropiques pour la faire passer plus vite. Pour un dépaysement sans émission carbone, j’ai pioché chez Sunalee une idée lecture qui m’a conduite en Malaisie, un pays dont j’ignorais à peu près tout. Le don de la pluie était le roman parfait pour le découvrir !
Penang est une île de Malaisie qui faisait partie, avec Singapour et Malacca, des « Établissements des détroits » (Straits Settlements) sous la férule de l’Empire britannique jusqu’à leur dissolution en 1946. C’est là que vit le jeune Philip Hutton, fils d’un riche entrepreneur anglais et orphelin d’une mère chinoise.
Le récit commence en 1939. Alors qu’il est seul pendant plusieurs mois et quelque peu désœuvré, Philip fait la connaissance d’un Japonais d’âge mûr, locataire d’une île sur la propriété familiale des Hutton. Une relation de maître à élève (et plus ?? 🤔…) se tisse : Endo-san forme Philip à l’aïkido et à la méditation zazen, tandis que Philip joue les guides pour son sensei et lui fait découvrir toutes les merveilles (et lieux stratégiques) de son île. Deux ans plus tard, le Japon envahit la Malaisie et Philip choisit de collaborer avec l’ennemi. Est-il le jouet de sa destinée, celle qui lui a été prédite avant même sa naissance ? Aurait-il pu faire un autre choix ? Jusqu’où est-on prêt à aller par amour, par patriotisme ? Telles sont les questions que l’auteur et son personnage ne cessent de se poser. Autant le dire tout de suite : ce n’est pas l’aspect que j’ai trouvé le plus intéressant, ni le plus convaincant. À vrai dire, cela m’a même barbée, tout comme certaines pseudo-explications karmiques.
Khoo Kongsi, temple familial de la diaspora chinoise de Penang – Photo de Tracey Wong sur Pixabay
Ce qui m’a beaucoup plu, c’est la plongée dans cette société cosmopolite réunissant Malais (assez minoritaires d’ailleurs), Britanniques, Indiens, Chinois et Japonais. Certains peuples sont venus à Penang en conquérants, d’autres y ont été déportés, et d’autres encore y ont trouvé refuge après avoir fui des bouleversements politiques ou la guerre. Ils se côtoient, mais se mélangent peu malgré des apparences de coexistence. Lorsqu’il y a une véritable fusion, cela ne se passe pas sans heurts comme en témoigne l’histoire de Philip. Lui qui est métis n’arrive pas à se situer et personne ne semble savoir quoi faire de lui non plus. La période est particulièrement intéressante également : l’Empire britannique commence à vaciller, le communisme s’étend en Asie, le Japon envahit la Chine puis le reste de l’Asie …
L’auteur prend son temps pour décrire l’île, ses communautés (bourgeoisie britannique, triades chinoises…), ses temples, ses rues et ses collines, sans oublier sa cuisine qui met littéralement l’eau à la bouche. Si la fusion se fait quelque part, c’est clairement dans l’architecture et dans l’assiette ! On a l’impression de déambuler dans l’île, de sentir les parfums des fleurs et des épices, et c’est très plaisant. À quelques reprises, je me suis quand même fait la réflexion que cela frôlait le guide touristique… Heureusement, il y a un peu de tension aussi (je ne parlerais pas d’action même s’il y a quelques scènes de bagarres et d’exécutions). Et s’il y a quelques vrais méchants, la plupart des personnages ont plusieurs facettes, quels que soient leur origine et le camp dans lequel ils se trouvent. La notion de destin est très présente et pèse sur les personnages, sans que cela les empêche de s’interroger sur le chemin à prendre. J’ai trouvé leur psychologie plutôt fine.
Trop stylée, la tenue des aïkidoka ! Photo d’Andrzej sur Pixabay
En résumé, s’il n’évite pas quelques longueurs et effets dramatiques légèrement sirupeux, Le don de la pluie est un roman très agréable à lire, dépaysant et instructif (sur la Malaisie, mais aussi sur l’aïkido, art martial qui m’a toujours fascinée). Petite cerise sur le gâteau me concernant : il a un grand-père shaolin !
Traduction de l’allemand par Olivier Le Lay – Éditions Gallimard
En 2005, l’auteur autrichien Arno Geiger a remporté le prestigieux Prix du livre allemand (Deutscher Buchpreis) avec le roman que j’ai choisi pour cette lecture commune avec Eva et Anne-Yès pour les Feuilles allemandes. Le concept de Tout va bien est original et plutôt séduisant : Chaque chapitre est le récit d’une seule journée fait par un des membres de la famille Sterk, sur une période allant de 1938 à 2001.
En 2001, Philipp doit vider la maison de sa grand-mère Alma, récemment décédée. En 1938, son grand-père Richard, par une chaude journée d’été, observe ses enfants jouer dans le jardin tout en ressassant son sentiment de culpabilité dû à son infidélité (avec la bonne d’enfants), ses inquiétudes face aux menaces nazies … En 1982, Alma constate que Richard perd décidément la tête. En 1945, Peter, le père de Philipp, connaît la guerre, la vraie, au sein des jeunesses hitlériennes. En 1960, Ingrid, sa femme, finit sa garde à l’hôpital, subit une fois de plus la misogynie des chefs de service et la charge mentale des femmes actives qu’on n’appelait pas encore ainsi, etc.
Une palette de personnages intéressants, et des réflexions très pertinentes forment donc l’ossature de ce roman au style par ailleurs heurté, avec des passages du coq à l’âne (puisqu’on suit le fil des pensées des protagonistes, particulièrement décousues pour certains). Les journées évoquées ne le sont pas dans l’ordre chronologique, ce qui n’est pas gênant en soi, mais ce découpage et l’alternance des points de vue fait qu’on ne s’attache à aucun personnage, à l’exception peut-être d’Alma qui m’a davantage touchée. Cette famille m’a même franchement agacée et l’écriture de Geiger m’a paru chercher l’originalité à tout prix. C’est probablement ce qui lui a valu le Deutscher Buchpreis qui récompense souvent des plumes atypiques (mais pas toujours des plus agréables).
Ajoutons à cela une édition truffée de coquilles (qu’une lectrice avant moi avait déjà corrigées au crayon à papier, ça m’a fait sourire) et d’erreurs de traductions (« variole » au lieu de « varicelle », le terme inconnu de « craintivité »), sans oublier un usage abusif de l’expression « aussi bien » qui me hérisse le poil d’avance. Je suis curieuse de savoir ce qu’en a pensé Eva qui l’a lu en VO. La responsabilité de certaines étrangetés stylistiques est-elle due au style de Geiger dans sa langue ou à sa traduction ?
L’auteur a de toute évidence beaucoup de talent. Certains passages sont excellents et son regard très neutre sur ses personnages crée un portrait éclairant d’une famille autrichienne sur plusieurs générations. Malgré tout, si je suis allée au bout de ce roman, c’est avant tout pour ne pas laisser tomber Eva, je le reconnais bien volontiers. Je ne peux pas dire qu’Arno Geiger n’est pas un auteur à découvrir. Mais Tout va bien fait partie de ces romans qui enthousiasment ou irritent, et je suis clairement dans le 2e cas !
PS : Le Monde est dans la team enthousiaste, sa critique est à lire ici.
Traduction de l’allemand par Rose Labourie – Editions Belfond
Nino Haratischwili est née en Géorgie où elle a vécu de nombreuses années. Elle vit désormais en Allemagne où elle avait déjà fui avec sa famille pendant la guerre civile qui a fait rage dans son pays au début des années 1990. C’est aussi en allemand qu’elle écrit et son roman Le Chat, le Général et la Corneille me permet donc une nouvelle participation aux Feuilles allemandes organisées cette année par Patrice & Eva et en prime une LC avec Sunalee.
Chat est une jeune comédienne géorgienne qui vit en Allemagne. Elle se cherche, professionnellement et personnellement. Sa ressemblance avec une jeune Tchétchène comme surgie du passé va servir de déclencheur pour le Général. Celui-ci charge la Corneille, l’ex-petit ami de sa fille, de recruter Chat pour une mystérieuse mission. Que cherche à déclencher le Général, cet homme à la richesse et au pouvoir phénoménaux ? Qui est-il et pourquoi fait-il appel à la Corneille, qu’il déteste ? Chat ne va-t-elle pas se brûler les ailes, elle qui semble peu à peu confondre fiction et réalité ?
La huitième vie (pour Brilka), autre roman de cette jeune autrice extrêmement talentueuse, était un de mes coups de cœur 2023, et j’ai retrouvé ici ce que j’y avais aimé : des personnages incroyablement incarnés et complexes (sauf un, mais j’y reviendrai), un souffle romanesque, de la tension et des émotions à gogo, sans oublier un éclairage passionnant sur l’histoire – ô combien tragique et violente – du Caucase. Pourtant, je n’aurais pas parié un kopeck si on m’avait dit que je lirai un jour un roman sur le conflit en Tchétchénie…
Nino Haratischwili tisse une toile dont ni ses personnages ni son lectorat ne peuvent facilement s’échapper. Il est question de crime, de culpabilité et de fatalité, de pouvoir et de châtiment. Ce retour sur la Première guerre de Tchétchénie et la libéralisation économique en Russie (événements que l’autrice réussit à rendre haletants et limpides) explique bien des choses observées aujourd’hui. L’évolution de Malich en particulier est passionnante.
J’ai cependant quelques reproches à faire à ce roman. Tout d’abord, la psychologie d’Ada m’a semblée tirée par les cheveux et j’ai eu l’impression que l’autrice avait eu du mal à trouver un prétexte pour expliquer la soudaine machination du Général. Par ailleurs, l’histoire et le suspense créé s’étirent un peu trop. La fin aurait selon moi pu arriver plus tôt et avec moins d’« effets cinématographiques » dans ses toutes dernières pages. Le récit y aurait gagné en force.
Sachant que Le Chat, le Général et la Corneille a précédé La huitième vie (qui était parfait de bout en bout), j’en déduis que l’autrice a su affiner son talent avec le temps et je laisse donc La lumière vacillante, qui vient tout juste de paraître, en très bonne place dans ma liste de livres à lire.
Traduit du tchèque par Claudia Ancelot – Éditions Cambourakis
Avant toute chose, je remercie infiniment Patrice de m’avoir proposé cette fabuleuse lecture commune. La guerre des salamandres est un véritable coup de cœur pour moi !
L’adaptation audio de La maladie blanche m’avait convaincue de la modernité des sujets abordés par Karel Čapek. Pourtant, pour être honnête, je craignais un style éventuellement un peu poussiéreux avec La guerre des salamandres, roman paru en 1936. J’ai peut-être été induite en erreur par l’édition très rétro de 1986 trouvée dans la réserve de ma bibliothèque (Cambourakis l’a réédité récemment et c’est sans doute cette version que vous le trouverez désormais). Eh bien, je peux vous dire qu’en réalité, il se lit comme s’il avait été écrit hier et qu’il « décape » ! Magnifiquement traduit par Claudia Ancelot, Karel Čapek dénonce toutes les idéologies (nationaliste, communiste, nazie, capitaliste, humaniste…) et les bassesses humaines avec un humour, une lucidité et un talent inouïs.
« Ajoutons à ce propos que, surtout dans la presse américaine, on trouvait de temps en temps des informations sur des jeunes filles qui auraient été violées par des salamandres alors qu’elles se baignaient. C’est pourquoi, de plus en plus fréquemment, on lynchait et l’on poursuivait des salamandres aux États-Unis et surtout on les brûlait sur un bûcher. C’est en vain que les savants s’élevaient contre ces pratiques populaires en affirmant qu’un tel crime était physiologiquement impossible pour des raisons anatomiques ; de nombreuses jeunes filles affirmèrent sous serment qu’elles avaient été importunées par des salamandres : l’affaire était donc claire aux yeux de tout bon Américain. »
L’histoire commence comme un roman d’aventures, à bord d’un bateau dont l’équipage cherche de nouveaux sites pour récolter des perles sous-marines. Dans une baie que la population locale fuit, le capitaine van Toch découvre une créature jusqu’alors inconnue : la fameuse salamandre. Sujet d’étude scientifique, main d’œuvre docile et bon marché, elle sera scrutée, goûtée, livrée en pâture aux négociants, parfois éduquée mais surtout exploitée et maltraitée. Jusqu’où le genre humain ira-t-il ? Et jusqu’à quand les placides salamandres vont-elles supporter tout ça ?
« Puis, lentement, presque religieusement, le professeur Van Dieten décrivit les troubles qui se manifestent chez la salamandre quand on lui enlève le lobe cervical frontal droit ou bien encore la circonvolution occipitale sur le côté gauche du cerveau. Ensuite, le professeur américain Devrient présenta… Excusez-moi, je ne sais vraiment pas ce qu’il a présenté ; c’est à ce moment-là que je me mis à me demander quels troubles se manifesteraient chez le professeur Devrient si on lui ôtait le lobe cervical droit ; comment le souriant Dr Okagawa réagirait à une irritation électrique et comment se comporterait le professeur Rehmann si on lui écrasait le labyrinthe auriculaire ; je fus aussi saisi d’une certaine incertitude quant à ma propre aptitude à discerner les couleurs et quant au facteur de mes réflexes moteurs. »
Sans véritables protagonistes et avec seulement quelques personnages récurrents, ce roman est fait de carnets de bord de marins, procès-verbaux d’assemblée générale et de conférence internationale, articles de journaux, extraits d’essais philosophiques factices, notes de bas de page généralement aussi fines qu’hilarantes… Il multiplie les narrateurs et se conclut même sur une conversation de l’auteur avec lui-même. Il est donc difficile de résumer ce texte passionnant qui se dévore. J’ai d’ailleurs marqué un nombre incalculable de pages dans ce livre. À vrai dire, il faudrait tout citer pour lui rendre justice.
« Au bout de quelques semaines, une pénurie désespérée de produits alimentaires se fit sentir dans les Îles britanniques. (…) ; la nation britannique endura ces souffrances avec un courage sans exemple, même si elle tomba assez bas pour être amenée à manger tous ses chevaux de course. »
Les thèmes abordés sont on ne peut plus forts et révoltants (esclavage, racisme, colonisation, expérimentations au nom de la science, ravages de l’ultra-capitalisme…). Pourtant, j’ai énormément ri en lisant ce roman, d’un rire incrédule devant tant de clairvoyance (il a été écrit avant la Deuxième Guerre mondiale, ce qui semble assez incroyable à sa lecture) et d’un rire se transformant régulièrement en hoquet d’horreur ou d’effroi, il faut bien le dire. Tout le monde en prend pour son grade : Américains, Français, Anglais, Allemands et Tchèques, scientifiques, journalistes, industriels, politiques, simples citoyens… Le tout avec une intelligence et une ironie saisissantes. Bref, je suis officiellement fan de Karel Čapek !
Un roman incontournable, qui n’a pas pris une ride (hélas).
PS : La préface de l’édition Marabout de 1986 signée par Philippe Ganier-Raymond nous révèle un fait tragique qui prouve une fois de plus que la réalité et la bêtise mais aussi la cruauté humaine dépassent souvent la fiction, aussi visionnaire soit-elle : « Čapek mourut en 1938, le jour de Noël, depuis longtemps malade (…). Les nazis entraient dans Prague 3 mois plus tard. La gestapo de Reinhardt Heydrich avait un ordre, parmi les plus urgents : « Tuez Čapek ». Rien de pire que des assassins mal renseignés. Karel était mort, mais il leur fallait un Čapek. Ils allèrent chez son frère Josef, l’arrêtèrent, l’envoyèrent à Bergen-Belsen, où il mourut en 1945 du typhus. »
Traduction du grec par Roselyne Majesté-Larrouy – Éditions Points
Aris Fakinos est né en Grèce en 1935 et a fui la dictature des colonels en 1967. C’est à Paris qu’il a trouvé refuge et, à en croire son éditeur, « il a fortement contribué à la diffusion de la culture grecque en France où il est mort en 1998. » Ce Récit des temps perdus, écrit dans sa langue maternelle, est l’histoire de son grand-père, rapportée à la manière d’une épopée qui se déroulerait à pied et en charrette.
« En 1970, à l’âge de cent trois ans, mon grand-père Vanguélis jugea qu’il avait assez vécu. Un dimanche d’avril, il se leva, fit sa toilette, changea de linge de corps, revêtit ses beaux habits, soigna son rosier bien-aimé, puis il fit appeler ses neuf enfants. Lorsqu’ils furent tous rassemblés, mon grand-père s’assit sur le lit : – Aujourd’hui je vais mourir, annonça-t-il. Pardonnez-moi et que Dieu vous pardonne. »
Vanguélis est un simple journalier. Il croise le regard de la belle Sophia, la fille du seigneur qui l’emploie, et leur destin est aussitôt scellé. Ils s’enfuient, se marient et vivront ensemble une longue vie marquée par la misère, des guerres et l’évolution de leur pays où les terres serviront de plus en plus à la construction immobilière et de moins en moins à l’agriculture.
La première partie est celle que j’ai préférée : rebelles, Vanguélis et Sophia sont prêts à affronter le monde et le récit de leur fuite et de leur installation ne manque pas de panache et de romanesque. Sophia a un caractère bien trempé, ne reculant pas devant la rudesse de sa nouvelle vie, elle qui était pourtant destinée à l’oisiveté et à une certaine opulence.
On a l’impression de lire un conte, d’autant que les superstitions sont monnaie courante dans cette région rurale. Quelques épisodes ne sont pas non plus sans rappeler le périple de héros grecs mythiques, recueillis par de superbes créatures qui jouent ensuite de leurs charmes pour les empêcher de repartir (la magie a de tout temps été une bonne excuse pour justifier des infidélités !). Et il y a même un puisatier aveugle qui verra souvent plus clair que son entourage. Toute ressemblance avec le fameux Tirésias n’est sûrement pas fortuite 😉. Je suppose que ce roman contient tout un tas d’autres références aux classiques grecs, mais je suis loin d’être une spécialiste et je ne les ai donc pas repérées.
Peut-être que cette méconnaissance a joué dans la baisse de mon intérêt dans la seconde partie du roman, plus contemplative et un peu répétitive à mon goût. J’ai aussi trouvé le personnage de Vanguélis bien faible devant les autres femmes alors que Sophia – impériale, fidèle et d’un courage immense – reste au second plan. Cette héroïne aurait mérité selon moi d’être plus centrale dans le récit. Mais j’ai sans doute un regard un peu trop post-#MeToo parfois 😆. On parle ici de la fin du 19e et d’avant 1968, le roman est donc de son époque. J’en suis bien consciente, ce qui ne m’a pas empêchée de lever les yeux au ciel à plusieurs reprises.
Même si j’ai été moins intéressée par la fin du roman, j’ai apprécié ce retour sur un siècle dans une Grèce secouée par de nombreux événements majeurs (tremblements de terre, guerres, dictature). Aris Fakinos a un style que je qualifierai de classique, sans être désuet, et très agréable à lire. Sans être particulièrement palpitante, cette lecture s’est donc avérée plutôt plaisante.
Traduction du néerlandais (Belgique) par Laurent Bayer – Le Lombard
Vincent Bosse est un jeune homme dont la beauté lui vaut de nombreux privilèges et attentions. Dans son village déjà, il est protégé par le curé qui s’apprête à le faire entrer au séminaire pour lui éviter la conscription. Mais Vincent lui-même va trahir son mentor et être enrôlé pour la campagne de Russie de 1812. Grâce à son joli minois qui lui donne un air particulièrement innocent et juvénile, il va rejoindre les tambours – surnommés les « loin-des-balles ».
Tout au long de cette campagne sanglante, sa bonne mine permet à Vincent d’échapper aux pires atrocités. Son manque de courage et de solidarité n’y sont pas pour rien non plus, mais qui pourrait lui en vouloir ?
L’auteur ne manque pas d’humour, parfois macabre et souvent cynique. Ses dessins à l’aquarelle offrent par ailleurs de beaux paysages comme des trognes très expressives et des flous presque oniriques. L’ensemble m’a beaucoup plu. Visuellement, seule la police de caractères aurait pu être mieux choisie à mon avis, elle tranche un peu trop sur les illustrations. Elle a cependant le mérite d’être parfaitement lisible.
Celles et ceux qui connaissent la littérature russe ont sans doute déjà compris, ou comprendront très vite à la lecture de cet album, à quel grand roman cette BD fait référence. Comme je n’ai pas lu ce classique, la fin du Tambour de la Moskova m’a réservé une jolie surprise. Après cette brève incursion, j’espère remédier un jour à cette lacune littéraire. Simon Spruyt m’a d’ailleurs réconciliée avec la période napoléonienne que je boude d’habitude.
Baptiste Guiton, l’adaptateur et réalisateur, a travaillé à partir de la traduction d’Alain van Crugten parue aux éditions du Sonneur. Comme toujours sur Radiofrance serais-je tentée de dire, les comédiens et comédiennes sont formidables, Hervé Pierre et Alain Fromager en tête. Ce dernier, qui incarne le professeur et conseiller d’État Sigélius, est d’une obséquiosité aussi drôlatique qu’effarante. Même en version audio, on le visualise parfaitement sautillant et frémissant lorsqu’il déclame au Maréchal son inénarrable éloge filant la métaphore médicale.
Cette pièce est d’une modernité étonnante et sa traduction n’y est sans doute pas étrangère. Naturellement, le mérite principal en revient cependant à l’immense talent et à la clairvoyance de son auteur. Dans un pays qui n’est jamais cité, nous assistons à l’arrivée d’une pandémie mortelle venue de Chine dont les victimes sont exclusivement les personnes de plus de 45-50 ans. Le monde entier est lancé dans une course à la découverte d’un remède, souvent pour la gloire que cela apporterait au pays qui en aurait la primeur. Le nationalisme et les régimes autoritaires sont en effet largement dénoncés par Karel Čapek.
L’éthique médicale est mise en balance avec les intérêts politiques et personnels des puissants, souvent âgés donc particulièrement menacés mais convaincus d’être inatteignables. Dans la population, certains voient dans cette pandémie une bénédiction qui leur permet de grimper les échelons dans la hiérarchie de leur entreprise grâce au décès de leurs collègues. Les jeunes ne sont pas rares non plus à se réjouir de pouvoir enfin trouver du travail, un logement …
Quant à la guerre utilisée comme moteur de l’unité nationale, voilà qui nous rappelle naturellement une actualité tragique qui semble devoir se répéter sans fin. Visionnaire, grinçante, cette pièce est ici adaptée avec brio. En créant une atmosphère aussi réaliste que tendue, la musique originale de Sébastien Quencez et les bruitages de Sophie Bissantz excellent à souligner la force du texte.
Cette remarquable adaptation en 4 épisodes de 25 minutes m’a permis de découvrir un texte frappant, à l’écriture ciselée, que je ne peux que vous recommander.