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En mer – Toine Heijmans

Traduction du néerlandais par Danielle Losman – Éditions Christian Bourgois

Décidément, les voyages en mer ne sont pas de tout repos. Un moment d’inattention, un gros grain, ou un navigateur fragile et une simple traversée familiale entre le Danemark et les Pays-Bas peut rapidement tourner au cauchemar. En mer est ainsi une sorte de thriller psychologique dans lequel l’auteur m’a complètement menée en bateau.

Donald est marié à Hagar et père d’une petite fille de 7 ans, Maria. C’est à la première personne que Donald nous parle de son voyage : les conditions de son départ en voilier dans le cadre d’un congé sabbatique, le retour imminent après un périple de 3 mois avec, pour sa dernière traversée, la compagnie de sa fille. Hagar a en effet accepté que Maria rejoigne Donald au Danemark et fasse avec son père la traversée finale jusqu’à Harlingen où elle les attendra.

D’emblée, on sent une certaine fébrilité chez Donald, de l’agacement face aux inquiétudes comme aux certitudes éducatives de sa femme. En mer, il se sent libre, efficace et compétent. Son besoin de prouver ses qualités de père et de navigateur irrigue cependant ses monologues, créant une certaine tension car on pressent qu’il pourrait se montrer déraisonnable par fierté, alors qu’en mer, la maîtrise de soi est vitale.


« À bord, il faut être routinier et ordonné, ça rassure. (…)
On survit par routine. Lorsque tout va mal, mieux vaut savoir où tout se trouve. Sans routine, les pensées se bousculent. On pense à tout à la fois. Aux nuages, au four, au café, aux bottes, au pavillon. Au journal de bord, aux amarres. À ta fille qui dort dans la cale avant, la petite cale. Si tu cesses de penser de façon claire, la mer t’emporte.
»

La quatrième de couverture le divulgâche : Maria disparaît soudainement du bateau et c’est évidemment la panique à bord. Cette disparition intervient très tôt dans le roman et l’auteur opère ensuite des retours en arrière dans lesquels Donald revient sur sa vie au travail, ses relations familiales, son trajet pour retrouver Maria à l’aéroport, leur départ sur le voilier baptisé Ismaël (la référence à Moby Dick n’est évidemment pas fortuite) et les beaux moments de leur traversée père-fille, jusqu’à l’instant du drame.

J’ai fortement accéléré dans les vingt dernières pages du roman car le suspense devenait insoutenable pour moi. Et là, bim, le twist que je n’avais absolument pas vu venir ! Pourtant, j’avais imaginé tout un tas de scénarios pouvant expliquer le drame et donnant des issues plus ou moins tragiques à ce récit (dont la fin reste d’ailleurs ouverte). Mais l’auteur m’a bien eue, chapeau bas!

Ingannmic et Kathel l’ont lu il y a déjà quelques années. Leur avis est à retrouver ici et là.

PS : Un autre roman de Toine Heijmans, Dette d’oxygène, fera l’objet d’une lecture commune chez Je lis, je blogue et Livr’escapades le 8 juin prochain. Avec un titre pareil et le talent de l’auteur pour me mettre en apnée lors de cette traversée maritime, je m’attends à un autre récit haletant et je suis impatiente de lire l’avis d’Alexandra et Fabienne.

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Parce que les fleurs sont blanches – Gerbrand Bakker

Traduction du néerlandais par Françoise Antoine – Éditions Grasset

« Quatre hommes dans une vieille guimbarde », c’est une des nombreuses images que je retiendrai de ce roman. Ça et les fleurs blanches des poiriers, le nettoyage de la voiture les samedis, Daan le jack russel qui pleure le départ de sa maîtresse, partie en laissant mari et enfants derrière elle… Toute une série d’images vivantes et vibrantes comme des photos.

La couverture de l’édition que j’ai lue est celle parue ici, mais j’adore celle-ci ;-D.

J’ai follement aimé cette famille de garçons terriblement attachants. Les narrateurs, les jumeaux Klaas et Kees, nous racontent avec un mélange de candeur et de clairvoyance le départ de leur mère, leur père qui tient la barre, leurs jeux d’enfants, puis le drame qui vient les frapper. Leur frère Gerson est grièvement blessé dans un accident de voiture et tous doivent essayer de s’en relever. Daan est celui qui semble le mieux s’accommoder de la situation, lui qui réagit à l’instinct. Quant à Gerson, il devient de plus en plus impénétrable pour ses frères et son père…

Ce roman est un magnifique et bouleversant roman d’amour familial. Le rôle de premier plan que joue Daan n’est pas étranger à l’émotion que j’ai ressentie pendant cette lecture, je l’avoue ;-D C’est cependant le talent de l’auteur avant tout qui m’a emportée. Par petites touches, en quelques mots, il saisit toute l’ampleur d’une situation, d’un sentiment, d’un paysage. C’est délicat, touchant et infiniment tendre, mais sans pathos. Un exercice d’équilibriste parfaitement réussi par l’auteur !

Image par Karl Egger de Pixabay

Je ne saurai trop remercier Eva qui a eu la formidable idée de cette lecture commune néerlandaise à laquelle quelques autres camarades blogueuses ont bien voulu se joindre. Merci à Fabienne, Alex, Keisha et Nathalie de nous avoir fait confiance et suivies dans cette aventure livresque. Plusieurs romans de Gerbrand Bakker ont été traduits en français et j’ai hâte de les découvrir !

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La sorcière de Limbricht – Susan Smit

Traduction du néerlandais par Marie Hooghe – Éditions Charleston

Au fil des jours qu’elle passe en captivité, Entgen Luijten se remémore son enfance, son mariage, la naissance de sa fille et ses relations avec les habitants de Limbricht, tissant a posteriori le fil des événements qui ont conduit à son arrestation. Elle se sera affranchie de sa mère, fervente catholique vivant dans la crainte permanente du péché et de l’enfer, aura choisi un mari qui lui laisse volontiers le rôle traditionnellement dévolu aux hommes (négocier, débattre) et vécu en accord avec ses convictions et avec la nature.

Le thème de la sorcière, très à la mode ces dernières années, m’intéresse beaucoup. Dans ce domaine, le film Les sorcières d’Akkelare, sorti en 2021 et – fait rare – tourné presque exclusivement en basque espagnol, m’a particulièrement marquée, tout comme l’intrigant roman de Siri Hustvedt Souvenirs de l’avenir. Dans ma pile à lire (P.A.L pour les initié(e)s) figure bien entendu l’incontournable Sorcières – la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet. Mais je préfère de loin les romans aux essais, et voilà déjà des années qu’il m’attend… J’ai encore repoussé le moment en choisissant de lire plutôt La sorcière de Limbricht.

Dans ce roman néerlandais, Entgen est arrêtée à l’âge de 74 ans, au soir d’une vie indépendante et libre. C’est précisément cette indépendance ainsi que sa « langue acérée » qui la perdront, à une époque où une femme n’était pas censée prendre la parole et décider par elle-même. Susan Smit s’est inspirée du procès d’Entgen Luijten qui a eu lieu en 1674. Les faits liés à la procédure sont directement tirés d’archives d’époque et de recherches historiques, mais le récit à la première personne fait par Entgen provient de l’imagination de l’autrice, qui se revendique elle-même « sorcière moderne ».

J’ai apprécié la profondeur du personnage d’Entgen qui reconnaît et regrette parfois sa part d’ombre, ces « remparts » qu’elle élève autour d’elle et qui l’éloignent de ceux qu’elle aime. Susan Smit parle alors très bien des revers qui peuvent accompagner une telle volonté de liberté. C’est pour moi l’un des atouts du livre, par ailleurs élégamment construit et écrit.

Si celles et ceux qui s’intéressent déjà à la thématique des sorcières en Europe n’apprendront sans doute pas grand-chose, il offrira aux autres une excellente porte d’entrée dans l’histoire de ces femmes craintes parce qu’« indociles ». La sorcière de Limbricht offre un beau portrait de femme qui mène sa vie comme elle l’entend, sans se soucier du regard des autres et qui paie pour cela le prix fort.

PS : Mespagesversicolores a lu Anna Thalberg d’Eduardo Sangarcía, autre roman consacré à une sorcière au 17e siècle, en Allemagne cette fois : https://pagesversicolores.wordpress.com/2023/02/09/anna-thalberg-eduardo-sangarcia/