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Japon Romans

Je vous écris – Inoué Hisashi

Traduction du japonais par Karine Chesneau – Éditions Picquier poche

Pour le rendez-vous du roman épistolaire proposé par Madame Lit & Et si on bouquinait un peu, j’ai choisi un court roman japonais à la construction originale qui, comme son nom l’indique, se compose exclusivement (ou presque) de lettres. Une lecture très plaisante, dépaysante et qui sort des sentiers battus à plus d’un titre.

Publié en 1978 au Japon et en 1997 en France, traduit partiellement (par choix de l’éditeur, certains épisodes du roman manquent en effet dans la version française), Je vous écris se compose de 10 récits distincts, que l’on peut lire comme des nouvelles indépendantes, mais dont les protagonistes apparaissent tous dans le 11e et dernier épisode. On pourrait ne pas lire cette dernière partie sans que cela soit gênant, mais elle apporte un éclairage supplémentaire sur chacun(e) d’eux que j’ai été contente de découvrir.

Tout au long de ce livre, l’auteur recourt presque uniquement à des lettres pour son récit, mais sous des formes différentes : dans l’un des épisodes (c’est le terme employé dans le livre), vous ne verrez que les lettres d’une seule et même personne adressées à plusieurs correspondants, tandis que dans le suivant, vous suivrez l’intégralité de l’échange entre deux personnes avec parfois l’intervention d’un tiers. Plus inhabituel : un des épisodes est principalement constitué d’actes d’état civil qui permettent de résumer une vie en quelques bouts de papier et c’est bouleversant. Et enfin, la correspondance peut aussi être un échange de petits mots griffonnés et échangés par plusieurs personnes réunies dans une même pièce. Tous les modes de l’échange épistolaire sont donc visités, à l’exception des courriels puisque l’histoire se déroule dans les années 1970. Le procédé épistolaire est lui-même au centre de deux nouvelles dans lesquelles une ruse similaire aura des conséquences bien différentes.

Image par Renata Veto de Pixabay

Alors que le titre Je vous écris pourrait laisser penser à une correspondance sentimentale, le propos est en réalité cruel dans la grande majorité de ces nouvelles. Pauvreté, sexisme, solitude, folie, culpabilité, trahisons… Les ressorts de chaque épisode (à une ou deux exceptions près) sont sombres malgré des abords souvent innocents. L’auteur sait à merveille faire naître progressivement le malaise ou, plus rarement, nous surprendre avec une pirouette légère lorsqu’on s’attend au pire. Difficile d’en dire plus sans dévoiler les intrigues très habiles tissées par Hisashi Inoué !


Ce rendez-vous a pleinement rempli sa mission pour moi : j’ai découvert un auteur, voyagé au Japon, passé un très bon moment de lecture et exploré de nombreuses facettes du roman épistolaire. Pour l’occasion, j’ai lu également De très modestes cadeaux du Serbe Uglješa Šajtinacun qui m’a moins convaincue. Pour avoir un avis détaillé au sujet de ce roman composé d’un échange d’e-mails uniquement, vous pouvez cependant lire le billet de Temps de lecture .

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Croatie Romans

Miracle à la combe aux Aspics – Ante Tomić

Traduction du croate par Marko Despot – Les Éditions Noir sur blanc

Humour et aventures délirantes sont au programme de ce petit roman croate extrêmement savoureux. Car quand le fils aîné de la famille Aspic descend de sa montagne pour trouver une femme, on doit s’attendre à tout ! Il faudra ainsi l’intervention d’un nonce apostolique pas très catholique, de caisses de tomates par centaines, d’un bataillon de vétérans et d’une Twingo jaune pour tenter de conquérir sa belle.

La très convoitée Lovorka a-t-elle attendu son prince charmant (qui ne sait plus à quand remonte son dernier brossage de dents) ? Les employés de l’Intercommunale d’électricité réussiront-ils à échapper aux griffes des Aspics ? Combien de recettes de polenta peut-on inventer ? Et que viennent faire un faux-monnayeur et un dénommé Ciboulette dans toute cette affaire ? Vous le saurez en lisant ce concentré de bonne humeur qui n’a pas d’autre prétention que d’amuser la galerie. Et c’est déjà pas mal !

Vous pourrez découvrir un autre avis chez Kathel.

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Italie Romans

Après la pluie – Chiara Mezzalama

Traduction de l’italien par Léa Drouet – Éditions Mercure de France

Les livres italiens ont été largement mis à l’honneur ces derniers temps avec le Salon du livre de Paris et cela a fini par me contaminer ! Plusieurs romans ont ainsi rejoint ma pile à lire et j’ai eu plaisir à me plonger dans le premier d’entre eux, même s’il n’a pas tenu toutes ses promesses. Après la pluie est cependant un roman plutôt agréable, avec une bonne analyse des relations et évolutions au sein d’une famille citadine d’aujourd’hui.

L’histoire d’Après la pluie commence à Rome et se poursuit en Ombrie : bouleversée par le fait que son mari Ettore la trompe depuis quelques mois, Elena quitte le domicile familial sans prévenir pour se réfugier dans sa maison d’enfance à la campagne. À peine 24 heures après son départ, des pluies torrentielles s’abattent sur la région (toute ressemblance avec ce qui s’est passé en Émilie-Romagne il y a moins de deux semaines n’est pas le fruit du hasard, mais bien du changement climatique…). Face à ce qui s’annonce comme une catastrophe naturelle, Ettore prend la route pour rejoindre Elena avec leurs enfants. Leurs trajets respectifs les amèneront à rencontrer des inconnu(e)s avec qui ils feront un bout de chemin, au sens propre et au sens figuré.

J’ai aimé la première partie du roman, où le récit se fait tour à tour de la perspective d’Ettore et d’Elena. L’autrice évite ainsi de tomber dans la caricature de l’histoire d’adultère où le mari a tous les torts. Pétri d’angoisses et de doutes, Ettore a peur de vieillir et du mal à trouver sa place dans sa famille. Elena s’est enfermée dans un rôle de mère et reconnaît peu à peu que la dérive de son couple n’est pas de la seule responsabilité d’Ettore.

En quittant Rome dans une atmosphère de déluge, Ettore va redécouvrir ses enfants tout en se remémorant ses propres craintes et rêves d’enfant. Elena va elle aussi évoluer, s’affranchir des contraintes qu’elle s’était imposées et trouver sa place. Chiara Mezzalama dépeint très bien la psychologie de chacun(e) et j’ai apprécié la façon dont cette famille va se réinventer.

Image par Hans de Pixabay

Le contexte de la catastrophe naturelle, qui fait écho au délitement de la famille, est aussi l’occasion pour l’autrice d’exprimer ses craintes et ses espoirs face au changement climatique. Ce discours-là, d’abord amené par petites touches, est ensuite abordé plus frontalement et cela manque malheureusement de subtilité. La succession de rencontres d’abord plaisantes, puis improbables, avec des adeptes du « retour à la terre » m’a paru artificielle. Peut-être que des lectrices et lecteurs moins informé(e)s sur ces enjeux y seront plus sensibles. Pour ma part, j’ai trouvé que le sujet était traité trop lourdement et que cela pouvait avoir un effet « donneur de leçon » contraire à l’objectif de Chiara Mezzalama.

La toute fin du roman est cependant assez réussie : j’étais curieuse de savoir quelle voie les différents protagonistes allaient finalement choisir, mais je craignais une solution de facilité. Or, j’ai été agréablement surprise. En résumé, j’ai apprécié ces portraits d’une famille en proie à des remises en cause des rôles traditionnels, du genre, du rapport à la société de consommation et à la nature. Mais il manque pour moi une véritable âme qui ferait de ce roman plus qu’un agréable moment de lecture.

PS : À livre ouvert a concocté ici une formidable liste entièrement dédiée à l’Italie et composée de lectures, films, quizz et musiques. Un vrai rayon de soleil dont il serait dommage de ne pas profiter !

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Finlande Romans

Bolla – Pajtim Statovci

Traduction du finnois par Claire Saint-Germain – Les Argonautes Éditeur

Jeune prodige de la littérature (son éditrice lui prédit un prix Nobel), Pajtim Statovci est né au Kosovo mais, vivant en Finlande depuis son plus jeune âge, c’est en finnois qu’il écrit. Son 3e roman, Bolla, se déroule principalement au Kosovo, au début puis à la fin de la guerre en ex-Yougoslavie.

Arsim, le narrateur, rencontre Miloš en terrasse d’un café. C’est d’emblée l’amour fou et j’ai été impressionnée par le talent de Pajtim Statovci pour décrire la beauté, l’évidence et la violence du coup de foudre.

« Car, au moment où il me demande enfin si j’aurais le temps de le revoir la semaine prochaine, au même café aux alentours de midi, avant de laisser son visage glisser sur la courbe d’un sourire qu’il tente aussitôt de contenir, tel un accès de rire inconvenant, un sourire auquel je réponds du mien en lui disant on se revoit la semaine prochaine, au même café, je sens ma vie se diviser en deux, vie d’avant lui et d’après, et combien celle que j’ai vécue jusqu’ici se réduit soudain à un détail insignifiant de ma vie nouvelle, se fait oublier tel un petit mensonge inventé dans l’urgence. »

Débute donc entre ces deux étudiants une histoire d’amour passionnée et clandestine : Arsim est marié, l’homosexualité n’est pas admise socialement, Miloš est serbe tandis qu’Arsim est albanais. Rapidement, les tensions et persécutions contre les Albanais s’intensifient à Pristina, poussant Arsim et sa famille à fuir le pays. Arsim doit donc quitter Miloš du jour au lendemain, un déchirement pour les deux hommes. Des années plus tard, Arsim revient au Kosovo et cherche Miloš, persuadé que renouer leur relation lui permettra de se retrouver lui-même.

Si la passion entre Arsim et Miloš est inconditionnelle et auréolée de pureté, chacun de ces deux hommes recèle une part très sombre et violente qui détruira tout sur son passage, à l’image de la guerre qui ravage le pays.

Indéniablement, Pajtim Statovci est immensément talentueux. Sa plume singulière est splendide et ses personnages sont complexes, ambivalents. Néanmoins, le parallèle entre leur histoire et la légende du Bolla (très intéressante au demeurant) m’a quelque peu échappé et, surtout, le côté antihéros d’Arsim et Miloš a créé une distance qui m’a empêché d’adhérer pleinement à ce roman (il est possible que j’ai un problème avec les antihéros et mon avis est bien entendu éminemment subjectif ;-D). Bref, un auteur à suivre et un roman puissant, mais qui peut être déroutant.

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Espagne Romans

Du givre sur les épaules – Lorenzo Mediano

Traduction de l’espagnol par Hélène Michoux – Éditions Zulma poche

Il y a du Roméo et Juliette là-dedans, mais aussi une atmosphère de Far West : une histoire d’amour empêchée, un héros mi-Zorro, mi-Spartacus, une nature hostile qui peut aussi être un refuge, des propriétaires terriens cupides et défendant farouchement leur pouvoir… Du givre sur les épaules se dévore comme un récit d’aventures et résonne comme un conte universel.

Dans une bourgade perdue des Pyrénées espagnoles où l’on vit – péniblement – de l’élevage de moutons et de l’agriculture, le jeune Ramón et la gracile Alba tombent amoureux. Sous la plume de Lorenzo Mediano, ce récit ancestral a des airs de western spaghetti. Le surnom donné à Ramón (Desperado), l’atmosphère du roman et de nombreuses scènes évoquent en effet immanquablement les films de Sergio Leone, humour compris.

« D’un geste presque imperceptible, Ramón fit s’arrêter ceux qui le suivaient et avança avec sa mule vers Don Mariano qui serrait convulsivement son fusil anglais. Ils se retrouvèrent face à face, leurs yeux se fixant dans une colère glaciale. Ramón saisit alors sa houlette de berger, qui pendait du bât de la mule, la rompit d’un coup sec sur sa jambe et la jeta par terre. Il s’écria : « Je ne suis plus berger ! » Avec cela, il voulait dire bien des choses. »

L’auteur confie la narration à l’instituteur du village, l’un de seuls lettrés des lieux, exilé pour des raisons politiques (l’histoire se déroule quelques années avant la guerre civile espagnole). À la manière d’un conteur, celui-ci multiplie les digressions pour retarder le moment du dénouement. Grâce à des retours en arrière, des épisodes comiques et des apartés sur les différents personnages, le suspense est adroitement entretenu et tient le lecteur en haleine.

Qu’il s’agisse de décrire les réalités les plus crues, de faire rire avec des personnages hauts en couleur ou de créer un climat de tension, Lorenzo Mediano est parfaitement à son affaire. Ce court roman est un petit bijou !

Si vous hésitez encore, lisez l’extrait (presque 20 pages) que l’éditeur met librement à disposition ici : https://www.zulma.fr/wp-content/uploads/givre-epaules-Extrait.pdf Et n’oubliez pas de me dire ce que vous en aurez pensé !

Cette petite chronique est ma contribution au Mois espagnol et sud-américain organisé par Sharon. Pendant tout le mois de mai, des lecteurs et lectrices averti(e)s partageront leurs impressions sur une foule de romans en espagnol et en portugais. Buen viaje/boa viagem à toutes et tous !

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Pays-Bas Romans

La sorcière de Limbricht – Susan Smit

Traduction du néerlandais par Marie Hooghe – Éditions Charleston

Au fil des jours qu’elle passe en captivité, Entgen Luijten se remémore son enfance, son mariage, la naissance de sa fille et ses relations avec les habitants de Limbricht, tissant a posteriori le fil des événements qui ont conduit à son arrestation. Elle se sera affranchie de sa mère, fervente catholique vivant dans la crainte permanente du péché et de l’enfer, aura choisi un mari qui lui laisse volontiers le rôle traditionnellement dévolu aux hommes (négocier, débattre) et vécu en accord avec ses convictions et avec la nature.

Le thème de la sorcière, très à la mode ces dernières années, m’intéresse beaucoup. Dans ce domaine, le film Les sorcières d’Akkelare, sorti en 2021 et – fait rare – tourné presque exclusivement en basque espagnol, m’a particulièrement marquée, tout comme l’intrigant roman de Siri Hustvedt Souvenirs de l’avenir. Dans ma pile à lire (P.A.L pour les initié(e)s) figure bien entendu l’incontournable Sorcières – la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet. Mais je préfère de loin les romans aux essais, et voilà déjà des années qu’il m’attend… J’ai encore repoussé le moment en choisissant de lire plutôt La sorcière de Limbricht.

Dans ce roman néerlandais, Entgen est arrêtée à l’âge de 74 ans, au soir d’une vie indépendante et libre. C’est précisément cette indépendance ainsi que sa « langue acérée » qui la perdront, à une époque où une femme n’était pas censée prendre la parole et décider par elle-même. Susan Smit s’est inspirée du procès d’Entgen Luijten qui a eu lieu en 1674. Les faits liés à la procédure sont directement tirés d’archives d’époque et de recherches historiques, mais le récit à la première personne fait par Entgen provient de l’imagination de l’autrice, qui se revendique elle-même « sorcière moderne ».

J’ai apprécié la profondeur du personnage d’Entgen qui reconnaît et regrette parfois sa part d’ombre, ces « remparts » qu’elle élève autour d’elle et qui l’éloignent de ceux qu’elle aime. Susan Smit parle alors très bien des revers qui peuvent accompagner une telle volonté de liberté. C’est pour moi l’un des atouts du livre, par ailleurs élégamment construit et écrit.

Si celles et ceux qui s’intéressent déjà à la thématique des sorcières en Europe n’apprendront sans doute pas grand-chose, il offrira aux autres une excellente porte d’entrée dans l’histoire de ces femmes craintes parce qu’« indociles ». La sorcière de Limbricht offre un beau portrait de femme qui mène sa vie comme elle l’entend, sans se soucier du regard des autres et qui paie pour cela le prix fort.

PS : Mespagesversicolores a lu Anna Thalberg d’Eduardo Sangarcía, autre roman consacré à une sorcière au 17e siècle, en Allemagne cette fois : https://pagesversicolores.wordpress.com/2023/02/09/anna-thalberg-eduardo-sangarcia/

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Hongrie Romans

Échec et mat ou Le Gambit hongrois

Recueil de nouvelles hongroises traduites (sauf une) par des élèves de l’INALCO – Éditions Cambourakis

Le titre du recueil n’en fait pas mystère : ces nouvelles ont pour point commun le jeu d’échecs, comme thème central ou secondaire. Plusieurs datent du 19e siècle et dégagent un irrésistible charme très Mitteleuropa. Souvent cocasses, parfois tragiques ou mélancoliques, elles parlent des rivalités dans un couple et entre deux mondes, d’amitié, de la folie des hommes … En mêlant habilement absurdité et sagesse, certaines d’entre elles ne sont pas sans rappeler les contes orientaux à la Nasreddine Hodja.

J’ai déniché ce format poche au hasard d’une razzia (le mot n’est pas trop fort ici, je crois :-)) en librairie. Coup de chance, il réunit une douzaine d’auteurs hongrois de premier plan. J’avoue humblement que je ne les connaissais pas avant, à l’exception de Sándor Márai. La littérature hongroise fait en effet partie des mondes que je veux explorer avec ce blog et la tâche qui m’attend s’annonce immense. Et c’est tant mieux !

Dans l’une de mes nouvelles préférées, Une histoire d’échecs, deux joueurs entament un tournoi au café. L’un deux étant saisi de la fièvre du jeu et l’autre devant prendre un train, ils poursuivent leur affrontement dans une gare et jusque dans un wagon où la dernière partie s’achèvera brutalement sur un coup très irrégulier. Ce texte réunit tout ce que j’aime dans une nouvelle : en quelques lignes, on est au cœur de l’histoire et quelques phrases plus loin, la chute vous saisit. Tout y est concentré, intense.

Que vous y jouiez ou non, que vous aimiez ou non le jeu d’échecs, je recommande chaudement cette lecture légère en apparence mais profonde en réalité, comme le sont les contes !

La liste des auteurs comme des traducteurs et traductrices est longue, mais il faut rendre à César ce qui lui appartient :

Auteurs : Endre Ady, Sándor Márai, Gyula Krúdy, Mór Jókai, Dezsö Kosztolány, Lajos Grendel, István Örkény, Jenö Heltai, Frigyes Karinthy, Géza Gárdonyi, Lajos Biró & Gyula Juhász 


Traduction : Elena Bernard, Gabriella Braun, Laurent Dedryvère, Michael Delarbre, François Giraud, Laurent Goeb, Judith et Pierre Karinthy, Bálint Liberman, Yves Sansonnens, Philippe Stollsteiner, Gabrielle Watrin, Sara Weissmann, sous la direction d’András Kányády

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Bulgarie Romans

Les dévastés – Théodora Dimova

Traduction du bulgare par Marie Vrinat – Éditions des Syrtes

À travers le récit de quatre femmes frappées de plein fouet par l’épuration de leur pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale, j’ai découvert un pan méconnu de l’Histoire de la Bulgarie, y compris dans ce pays où cette période a été totalement occultée. Surtout, j’ai été soufflée par la plume de Théodora Dimova (et sa traduction de toute beauté). Les dévastés est à lire d’urgence !

Dans ce roman, Théodora Dimova brosse le portrait d’une bourgeoisie menant une vie insouciante faite de pique-niques, d’harmonie conjugale et de jolis intérieurs, qui contraste avec ce qui se passe alors en Europe et dans le monde, comme avec la vie d’une grande partie de la population bulgare. Mais la guerre rattrapera aussi celles et ceux qui pensaient être épargnés.

Alliée de l’Allemagne nazie, la Bulgarie est vaincue, sans résistance, par l’Armée rouge à la fin de l’année 1944. Les communistes prennent les commandes du pays et cherchent à éradiquer toute influence religieuse et trace de la collaboration du gouvernement précédent avec l’ennemi. Intellectuels, religieux, mais aussi ennemis personnels des uns et des autres sont arrêtés, emprisonnés et exécutés clandestinement ou publiquement.

Dans ces portraits croisés se nouent les destins de trois familles qui resteront brisées par la mort du mari, du père. Chacune de ces histoires personnelles est tragique, bouleversante. Les femmes, en tant qu’épouses, mères et filles, sont au centre de ces récits, et pour cause : les hommes ne sont plus là, les femmes doivent vivre seules avec le poids de leur absence, de la culpabilité et du non-dit. Et si certains « vainqueurs » sont foncièrement mauvais, l’autrice ne tombe pas dans le cliché et montre que beaucoup cherchent simplement à sauver leur propre peau.

L’écriture fluide, extrêmement élégante et cinématographique de Théodora Dimova m’a tout simplement emportée. Elle nous met en empathie totale avec ses héroïnes et je voyais littéralement la scène se passer sous mes yeux, qu’il s’agisse d’une joyeuse soirée littéraire entre amis ou d’une attente angoissée dans l’intimité d’un appartement.

Dans sa postface, l’autrice explique brièvement pourquoi elle a tenu à écrire ce roman : « En tant qu’écrivain, ma tâche est de mettre le doigt dans la plaie (…). Notre génération se trouve à la frontière sur laquelle nous pouvons transmettre la mémoire de la vérité à ceux qui vivront après nous. Pour qu’ils ne vivent pas dans le monde humiliant du mensonge. » C’est chose faite ici, avec brio.

PS : Vous pouvez retrouver une passionnante interview de la traductrice Marie Vrinat chez Passage à l’Est !