Traduction de l’allemand (Suisse) par Raphaëlle Lacord – ZOE Éditions
Quel roman déroutant et extrêmement fort ! Je ne saurais trop recommander cette expérience de lecture originale et assez bouleversante. Pour ma part, le billet d’Eva paru l’an dernier m’avait bien préparée à ce que j’ai ressenti : comme elle, j’ai d’abord été dubitative, puis je me suis très vite laissée happer et j’ai adoré.
Ce roman est particulièrement difficile à résumer. Je me contenterai donc de vous dire que ces Trois âmes sœurs vivent dans des lieux et à des époques différentes. Pour découvrir ce qu’elles ont en commun, il vous faudra lire le livre 😁. Pour moi, Martina Clavadetscher nous parle de domination et d’exploitation, d’émancipation et de liberté, de solitude et d’amour, d’intelligence artificielle et d’humanité. Mais aussi de ce que cela a pu signifier d’être une femme, de ce que cela peut vouloir dire aujourd’hui et de ce que cela pourrait devenir demain. Et il y a sans doute tout un tas d’autres interprétations possibles.
Le récit est court, captivant et même sa mise en page est atypique. Cette particularité n’est d’ailleurs pas un simple effet de style et elle prend tout son sens au fil de la lecture. J’ai été bluffée par l’ambition de ce texte, né sous la plume d’une jeune autrice suisse magnifiquement traduite. Sa version française est d’ailleurs en lice pour le prix Pierre-François Caillé de la traduction 2024. Et j’ai repéré un petit clin d’œil au merveilleux Karel Čapek grâce auquel l’autrice a achevé de me mettre dans sa poche ☺️.
Pour résumer, il s’agit là d’un roman original et profond qui n’a pas fini de me faire réfléchir. Une fois qu’on accepte de se laisser porter, difficile de le lâcher. Cette première incursion suisse pour Les feuilles allemandes ne m’a pas déçue !
Traduit du tchèque par Claudia Ancelot – Éditions Cambourakis
Avant toute chose, je remercie infiniment Patrice de m’avoir proposé cette fabuleuse lecture commune. La guerre des salamandres est un véritable coup de cœur pour moi !
L’adaptation audio de La maladie blanche m’avait convaincue de la modernité des sujets abordés par Karel Čapek. Pourtant, pour être honnête, je craignais un style éventuellement un peu poussiéreux avec La guerre des salamandres, roman paru en 1936. J’ai peut-être été induite en erreur par l’édition très rétro de 1986 trouvée dans la réserve de ma bibliothèque (Cambourakis l’a réédité récemment et c’est sans doute cette version que vous le trouverez désormais). Eh bien, je peux vous dire qu’en réalité, il se lit comme s’il avait été écrit hier et qu’il « décape » ! Magnifiquement traduit par Claudia Ancelot, Karel Čapek dénonce toutes les idéologies (nationaliste, communiste, nazie, capitaliste, humaniste…) et les bassesses humaines avec un humour, une lucidité et un talent inouïs.
« Ajoutons à ce propos que, surtout dans la presse américaine, on trouvait de temps en temps des informations sur des jeunes filles qui auraient été violées par des salamandres alors qu’elles se baignaient. C’est pourquoi, de plus en plus fréquemment, on lynchait et l’on poursuivait des salamandres aux États-Unis et surtout on les brûlait sur un bûcher. C’est en vain que les savants s’élevaient contre ces pratiques populaires en affirmant qu’un tel crime était physiologiquement impossible pour des raisons anatomiques ; de nombreuses jeunes filles affirmèrent sous serment qu’elles avaient été importunées par des salamandres : l’affaire était donc claire aux yeux de tout bon Américain. »
L’histoire commence comme un roman d’aventures, à bord d’un bateau dont l’équipage cherche de nouveaux sites pour récolter des perles sous-marines. Dans une baie que la population locale fuit, le capitaine van Toch découvre une créature jusqu’alors inconnue : la fameuse salamandre. Sujet d’étude scientifique, main d’œuvre docile et bon marché, elle sera scrutée, goûtée, livrée en pâture aux négociants, parfois éduquée mais surtout exploitée et maltraitée. Jusqu’où le genre humain ira-t-il ? Et jusqu’à quand les placides salamandres vont-elles supporter tout ça ?
« Puis, lentement, presque religieusement, le professeur Van Dieten décrivit les troubles qui se manifestent chez la salamandre quand on lui enlève le lobe cervical frontal droit ou bien encore la circonvolution occipitale sur le côté gauche du cerveau. Ensuite, le professeur américain Devrient présenta… Excusez-moi, je ne sais vraiment pas ce qu’il a présenté ; c’est à ce moment-là que je me mis à me demander quels troubles se manifesteraient chez le professeur Devrient si on lui ôtait le lobe cervical droit ; comment le souriant Dr Okagawa réagirait à une irritation électrique et comment se comporterait le professeur Rehmann si on lui écrasait le labyrinthe auriculaire ; je fus aussi saisi d’une certaine incertitude quant à ma propre aptitude à discerner les couleurs et quant au facteur de mes réflexes moteurs. »
Sans véritables protagonistes et avec seulement quelques personnages récurrents, ce roman est fait de carnets de bord de marins, procès-verbaux d’assemblée générale et de conférence internationale, articles de journaux, extraits d’essais philosophiques factices, notes de bas de page généralement aussi fines qu’hilarantes… Il multiplie les narrateurs et se conclut même sur une conversation de l’auteur avec lui-même. Il est donc difficile de résumer ce texte passionnant qui se dévore. J’ai d’ailleurs marqué un nombre incalculable de pages dans ce livre. À vrai dire, il faudrait tout citer pour lui rendre justice.
« Au bout de quelques semaines, une pénurie désespérée de produits alimentaires se fit sentir dans les Îles britanniques. (…) ; la nation britannique endura ces souffrances avec un courage sans exemple, même si elle tomba assez bas pour être amenée à manger tous ses chevaux de course. »
Les thèmes abordés sont on ne peut plus forts et révoltants (esclavage, racisme, colonisation, expérimentations au nom de la science, ravages de l’ultra-capitalisme…). Pourtant, j’ai énormément ri en lisant ce roman, d’un rire incrédule devant tant de clairvoyance (il a été écrit avant la Deuxième Guerre mondiale, ce qui semble assez incroyable à sa lecture) et d’un rire se transformant régulièrement en hoquet d’horreur ou d’effroi, il faut bien le dire. Tout le monde en prend pour son grade : Américains, Français, Anglais, Allemands et Tchèques, scientifiques, journalistes, industriels, politiques, simples citoyens… Le tout avec une intelligence et une ironie saisissantes. Bref, je suis officiellement fan de Karel Čapek !
Un roman incontournable, qui n’a pas pris une ride (hélas).
PS : La préface de l’édition Marabout de 1986 signée par Philippe Ganier-Raymond nous révèle un fait tragique qui prouve une fois de plus que la réalité et la bêtise mais aussi la cruauté humaine dépassent souvent la fiction, aussi visionnaire soit-elle : « Čapek mourut en 1938, le jour de Noël, depuis longtemps malade (…). Les nazis entraient dans Prague 3 mois plus tard. La gestapo de Reinhardt Heydrich avait un ordre, parmi les plus urgents : « Tuez Čapek ». Rien de pire que des assassins mal renseignés. Karel était mort, mais il leur fallait un Čapek. Ils allèrent chez son frère Josef, l’arrêtèrent, l’envoyèrent à Bergen-Belsen, où il mourut en 1945 du typhus. »
Baptiste Guiton, l’adaptateur et réalisateur, a travaillé à partir de la traduction d’Alain van Crugten parue aux éditions du Sonneur. Comme toujours sur Radiofrance serais-je tentée de dire, les comédiens et comédiennes sont formidables, Hervé Pierre et Alain Fromager en tête. Ce dernier, qui incarne le professeur et conseiller d’État Sigélius, est d’une obséquiosité aussi drôlatique qu’effarante. Même en version audio, on le visualise parfaitement sautillant et frémissant lorsqu’il déclame au Maréchal son inénarrable éloge filant la métaphore médicale.
Cette pièce est d’une modernité étonnante et sa traduction n’y est sans doute pas étrangère. Naturellement, le mérite principal en revient cependant à l’immense talent et à la clairvoyance de son auteur. Dans un pays qui n’est jamais cité, nous assistons à l’arrivée d’une pandémie mortelle venue de Chine dont les victimes sont exclusivement les personnes de plus de 45-50 ans. Le monde entier est lancé dans une course à la découverte d’un remède, souvent pour la gloire que cela apporterait au pays qui en aurait la primeur. Le nationalisme et les régimes autoritaires sont en effet largement dénoncés par Karel Čapek.
L’éthique médicale est mise en balance avec les intérêts politiques et personnels des puissants, souvent âgés donc particulièrement menacés mais convaincus d’être inatteignables. Dans la population, certains voient dans cette pandémie une bénédiction qui leur permet de grimper les échelons dans la hiérarchie de leur entreprise grâce au décès de leurs collègues. Les jeunes ne sont pas rares non plus à se réjouir de pouvoir enfin trouver du travail, un logement …
Quant à la guerre utilisée comme moteur de l’unité nationale, voilà qui nous rappelle naturellement une actualité tragique qui semble devoir se répéter sans fin. Visionnaire, grinçante, cette pièce est ici adaptée avec brio. En créant une atmosphère aussi réaliste que tendue, la musique originale de Sébastien Quencez et les bruitages de Sophie Bissantz excellent à souligner la force du texte.
Cette remarquable adaptation en 4 épisodes de 25 minutes m’a permis de découvrir un texte frappant, à l’écriture ciselée, que je ne peux que vous recommander.