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Allemagne Romans

Kaïros – Jenny Erpenbeck

Traduction de l’allemand (à venir) de Rose Labourie – Penguin Verlag

En octobre dernier, j’ai profité d’un passage en Allemagne pour faire une petite provision de romans en VO. Parmi eux, Kaïros, auréolé de l’International Booker Prize 2024. Sa traduction en français est en cours et paraîtra à l’automne. Je vous propose donc une petite avant-première et peut-être une piste de lecture pour le rendez-vous des Feuilles allemandes en novembre.

Milieu des années 1980 : Katharina a 19 ans, Hans 54. Ils tombent follement amoureux malgré tout ce qui devrait les séparer, à commencer par leur différence d’âge bien sûr, et le fait que Hans soit marié. Aussi discutable que soit cette relation, Jenny Erpenbeck nous en fait ressentir toute la beauté, la passion, le caractère à la fois intime et universel. Elle retrace leurs pensées, leurs paroles, leurs gestes les plus infimes. C’est captivant et très beau.

Tout cela se passe dans une RDA que l’on nous montre rarement. Celle des cafés et restaurants, des plages de la Baltique où l’on passe ses vacances, celle des théâtres et des soirées étudiantes. En Allemagne, on a parfois reproché à Jenny Erpenbeck une certaine Ostalgie, ce sentiment de nostalgie vis-à-vis de l’ex-Allemagne de l’Est. Sa reconnaissance est d’ailleurs venue en premier lieu de l’étranger. Comme l’explique Rose Labourie*, Jenny Erpenbeck dépeint surtout une vie banale dans un pays qui ne se résumait pas à la Stasi et aux barbelés. En RDA, les gens étudiaient, travaillaient, allaient au spectacle, faisaient la fête, s’aimaient. Cela ne nie pas la dureté et les aberrations du régime, mais rappelle qu’il y avait aussi de la normalité.

Photo de Lutz Schramm, sous licence creative commons

Peu à peu, la relation amoureuse entre Katharina et Hans évolue et devient déséquilibrée, puis franchement malsaine. En parallèle, l’État socialiste allemand se délite, sa population veut s’émanciper, gagner en liberté. Jenny Erpenbeck montre très bien le choc qu’a provoqué la réunification. L’arrivée brutale de l’économie de marché, mais aussi la négation de tout ce qui avait existé de positif en RDA ont profondément et durablement ébranlé la société. Pour les Allemands de l’Ouest, il a fallu sortir le chéquier, mais pour les Allemands de l’Est, la réunification a signifié une perte massive de pouvoir d’achat, des milliers de suppression de postes et le rejet total de leur système de valeurs. Ce roman permet de mieux comprendre le traumatisme que cela a pu représenter, et peut-être aussi la fracture Est/Ouest que l’on vient encore d’observer lors des élections législatives en Allemagne.

Je ne suis pas surprise que Jenny Erpenbeck ait séduit le jury du Booker Prize car son roman m’a rappelé des pavés américains qui dissèquent à la fois le couple et la société (par exemple Freedom de Jonathan Franzen, référence qui date un peu, mais depuis, je me suis éloignée de ce type de romans-fleuves). Avec Kaïros, comme dans ces pavés états-uniens, j’ai été à la fois fascinée, emportée et, au bout d’un moment (relativement tard ici), un peu écrasée par ces détails foisonnants.

Image par Pexels de Pixabay

J’ai donc trouvé ce roman fort et passionnant, pour l’histoire entre les deux personnages comme pour ce qu’il raconte de la RDA et de sa fin, mais aussi étouffant à cause de la minutie avec laquelle chaque conversation ou situation est décrite. Quoiqu’il en soit, je n’hésite pas à vous le recommander, surtout si vous aimez habituellement les romans bien denses, fourmillant de détails. Et sa fin est parfaite.

En écho sur ce blog : Stasiland, Quand la lumière décline, Brandebourg, et, chez Patrice : Au-delà du mur et Lütten Klein, vivre en Allemagne de l’Est.

PS : Le mois dernier, j’ai eu la chance de participer à un atelier intitulé « Traduire un monde disparu » avec Rose Labourie. Cette jeune et brillante traductrice littéraire nous a donné des clés sur cette œuvre précise (elle travaille dessus depuis quelques temps) et a partagé quelques-uns de ses « secrets » pour obtenir une traduction à la fois fluide et respectueuse de l’original. C’était une expérience extrêmement intéressante et une manière originale de découvrir une autrice, un roman et leur « passeuse ». Petite difficulté supplémentaire ici : les termes décrivant des objets ou lieux typiques de la RDA, comme ces retoucheries spécialisées dans la réparation express de bas et collants (ce qui se dit en un mot dans l’original !). Pour rappel, Rose Labourie a notamment traduit Juli Zeh, Ferdinand von Schirach, Nino Haratischwili, Antje Rávik Strubel ou encore Chris Kraus.

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Pays-Bas Romans

Une journée de chien – Sander Kollaard

Traduction du néerlandais par Daniel Cunin – Éditions Héloïse d’Ormesson

Avec un titre pareil, j’aurais pu craindre un roman néerlandais de plus dans lequel la déprime et/ou le drame allaient s’abattre sur son héros (coucou auteur-chouchou Gerbrand Bakker et maître du suspense psychologique Toine Heijmans 😆). Heureusement, comme le billet d’Eva le laissait penser, c’est au contraire toute ravigotée que je suis sortie de cette lecture pleine de charme.

Entre son divorce qui date déjà un peu, son âge qui avance, un deuil qui ne s’oublie pas, une amie qui perd la boule et à présent son chien qui ne va pas bien, Henk pourrait sérieusement broyer du noir. Seulement voilà, Henk est épicurien et philosophe (pas de métier, simplement dans sa façon d’aborder l’existence). Il aime le bon fromage, Nietzsche, la littérature, sa nièce Rosa, et tout ce qui fait le sel de la vie et qu’il savoure avec gourmandise. Il est sentimental sans être triste, il prend le temps de réfléchir à la vie et à la mort… Le temps d’une journée, on suit ses pensées, ses souvenirs, ses hésitations, ses élans. Le narrateur n’enjolive pas son personnage, mais il a de toute évidence beaucoup d’affection pour lui, et c’est contagieux.

Quant à sa relation avec Canaille, son kooikerhondje*, elle est pleine de tendresse elle aussi, et extrêmement touchante. (*Quel chien de toute beauté, n’est-ce pas ? D’ailleurs, on le retrouve dans de nombreux tableaux de maîtres flamands, en particulier chez Jan Steen).

Le kooikerhondje, aussi appelé « petit chien hollandais de chasse au gibier d’eau » ou « chien hollandais de canardière ».
Photo : CC BY 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1575040

De manière générale, Sander Kollaard parle ici de gens comme vous et moi, dont il est donc rarement question en littérature. L’amour est présent sous toutes ses formes : amour fraternel, amour qui s’effiloche dans un couple, amour pour son animal de compagnie, amour entre un oncle et sa nièce, amitié amoureuse, amour naissant … C’est très doux, émouvant, pas nunuche pour deux sous et même parsemé d’un humour bienfaisant.

Petit par la taille, Une journée de chien est un formidable roman qui vous redonnera le moral ! À découvrir !

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Bulgarie Romans

Rhapsodie balkanique – Maria Kassimova-Moisset

Traduction du bulgare par Marie Vrinat – Éditions des Syrtes

En musique classique, une rhapsodie ou rapsodie (du grec ancien ῥάπτω / rháptō, « coudre », et ᾠδή / ōidḗ, « chant », littéralement couture de chants) est une composition pour un soliste, un ensemble de musique de chambre ou un orchestre. De style et de forme très libres, souvent en un seul mouvement et assez proche de la fantaisie, la rhapsodie repose presque toujours sur des thèmes et des rythmes régionaux, folkloriques ou traditionnels. (source : Wikipedia).

Une couture d’histoires marquées par des superstitions et des croyances religieuses poussant à l’intolérance, par la pauvreté mais aussi par la fantaisie, la joie de vivre, l’amour : Rhapsodie balkanique est un titre parfait pour ce très beau roman aux accents turcs, grecs et bulgares :


« Contrairement à son frère, Haalim comprenait bien cette langue. Il aimait sa sonorité ferme, parfois aiguë, ses mots anguleux s’accrochant lourdement les uns aux autres, comme quelqu’un qui essaie d’atteler des chevaux fougueux. « Mon petit garçon », lui disait sa mère, et ce m avec ce p, ensuite ce r avec le ç roulaient comme ces billes en verre bigarrées un peu bosselées et s’ordonnaient joliment malgré leur vilaine apparence. »

Cette rhapsodie, c’est l’histoire de la famille de Maria Kassimova-Moisset, et plus particulièrement celle de sa grand-mère paternelle Miriam. Miriam qui – par amour pour Ahmed – n’a pas cédé d’un pouce face aux conventions et aux malédictions, qui a quitté sa chère Bulgarie pour la Turquie, qui a trimé pour élever ses enfants et qui a dû prendre un jour une décision terrible que sa petite-fille cherche encore à comprendre.

« Elle n’était pas comme les autres, cette enfant, ça non. Elle la regardait droit dans les yeux et ne cillait pas. Elle pleurait rarement – depuis ce premier vagissement, lorsque pour la première fois elle avait entendu son prénom, ses pleurs choisissaient eux-mêmes pourquoi ils devaient être versés. Elle se comportait comme si tout lui était familier. Elle n’avait peur de rien ni de personne. »

Avec une très belle langue, servie par une remarquable traduction, Maria Kassimova-Moisset parvient à faire de petits gestes, d’infimes détails un récit palpitant qui nous transporte dans les Balkans du début du 20e siècle. Fluide, délicate et imagée, son écriture m’a envoûtée. J’ai adoré Miriam, Ahmed et Haalim, et même Theotitsa, véritable personnage de tragédie grecque. Je ne suis pas prête de les oublier !

Si je ne vous ai pas convaincu(e)s, lisez les avis de Doudoumatous, Luocine, Patrice et Ally 😉.

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Chine Mongolie Romans

Mon beau cheval noir – Zhang Chengzhi

Traduction du chinois par Qiang Dong – Éditions Philippe Picquier

Vous savez ce que c’est : de nos jours, on ne peut plus échapper aux boutiques à la sortie des musées ou des expositions. Celle consacrée à Gengis Khan et à la Mongolie, toujours visible à Nantes, n’a pas fait exception même si sa boutique se résumait à deux tables, essentiellement recouvertes de livres. Évidemment, c’était trop tentant et je suis repartie avec deux petits romans, dont Mon beau cheval noir.

Son auteur, Zhang Chengzi, est ethnologue et historien de formation. Considéré comme l’écrivain chinois musulman le plus influent de son pays, il a passé plusieurs années en Mongolie pour ses recherches. Cette expérience lui a inspiré quelques romans, Mon beau cheval noir semblant être le seul à avoir été traduit en français. Hormis quelques tournures qui m’ont un peu désarçonnée, la traduction est très belle et fluide, avec juste ce qu’il faut de notes pour expliquer certains termes ou traditions clés de la culture mongole.


« Dans une steppe sans limites, immense océan d’herbes, un homme sur un cheval s’avance lentement, solitaire. Le soleil brûlant tape directement sur lui. Le cavalier a tangué depuis des jours entiers dans le silence. Partout, des profondeurs de la nature, s’évapore le goût acre et suffocant des herbes. Indifférent à cette odeur qui lui est habituelle, la peau hâlée et sèche, il pense, fronçant les sourcils, au passé, aux siens, et à toute sa vie dure, remplie de peines. Il est rongé par les remords, les espoirs inassouvis et les blessures intérieures. En face de lui, la steppe ondule dans un souffle paisible. Muet, sans bruit, il s’avance dans ce silence. Une émotion insaisissable et indécise s’échappe de son corps. Telle une fumée, avec légèreté, tout bas, elle tourbillonne autour des sabots de son cheval. »

Mon beau cheval noir est non seulement le titre du roman, mais aussi celui d’une ballade mongole dont la trame rejoint l’histoire de Baiyinbaolige. Après des années passées en ville, ce jeune homme revient dans sa région natale et part à la recherche de son amour d’enfance, Somia. Au fil de son voyage sur le dos de Ganga-Hala, le fameux cheval noir, il se remémore leur enfance aux côtés de la vieille femme qui les a élevés, le moment de bascule où les sentiments fraternels ont pris une autre tournure, et la séparation.

Pour être franche, je craignais un roman hermétique pour moi, petite Occidentale, ou alors un récit folklorique. Que nenni, je suis tout de suite entrée dans l’histoire, évidemment très dépaysante mais parfaitement accessible et authentique.

Image par Kanenori de Pixabay

Mon beau cheval noir est un texte sublime dans lequel la nature et sa beauté sont magnifiées. Zhang Chengzi décrit sans fard la rudesse comme la dignité de la vie des petites gens dans ces régions isolées. Il fait preuve d’une grande tendresse envers ses personnages, à la fois simples et plus subtils qu’ils ne peuvent le paraître au premier abord. L’histoire d’amour entre Baiyinbaolige et Somia est pleine de nostalgie, mais aussi d’espoir car la steppe semble pouvoir consoler de tout. C’est à regret que j’ai refermé ce court roman si poétique.

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Italie Romans

Soie – Alessandro Baricco

Traduction de l’italien par Françoise Brun – Folio poche

Alessandro Baricco avait su me faire rire et m’émouvoir avec sa pièce de théâtre Smith&Wesson dont l’intrigue se déroulait au Canada dans les années 1900. Cette fois, c’est dans le sud de la France et au Japon, à la fin du 19e siècle, qu’il m’a emmenée avec son très bref roman sobrement intitulé Soie.

Poussé par un certain Baldabiou, personnage terre-à-terre et habile en affaires, l’indolent Hervé Joncour parcourt à plusieurs reprises des milliers de kilomètres entre la France et le Moyen-Orient, puis entre la France et le Japon. Son travail consiste en effet à acheter des œufs de vers à soie pour l’industrie qui fait vivre son village. Au Japon, il croise le regard d’une femme « au visage de jeune fille » et dont les yeux « n’avaient pas une forme orientale ».

Après une courte et plaisante mise en place historique, l’auteur tisse une atmosphère hypnotique autour d’Hervé Joncour. Cet homme plutôt insaisissable (et insipide ?) est totalement envoûté par la belle inconnue, inaccessible pour lui. Il poursuit cependant sa vie de riche marchand, oisif la majeure partie du temps, et de mari attentionné auprès de sa femme Hélène.

Voilà un roman bien écrit, agréable à lire et qui diffuse un charme indéniable. Pourtant, c’est le genre de livre que j’oublie aussitôt refermé. Je suis visiblement restée insensible à ce qui a fait son succès et séduit de très nombreux lecteurs dont Patrice récemment encore.

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Islande Romans

Le berger de l’Avent – Gunnar Gunnarsson

Traduction de l’islandais par Gérard Lemarquis & María S. Gunnarsdόttir – Éditions Zulma

Hors romances et cosy mysteries qui ne manquent pas à cette saison, le choix de lectures de Noël peut paraître limité pour les adultes. Pourtant, il est tout à fait possible de dénicher de magnifiques histoires parfaitement de saison pour les moins jeunes. Après D’autres étoiles, un conte de Noël dont je vous ai parlé la semaine dernière, voici un autre court récit plein de neige et surtout de poésie !

Écrit en 1936, Le berger de l’Avent a reparu en poche chez Zulma en 2019 avec en bonus une postface du génialissime Jόn Kalmann Stefánsson, traduite par Éric Boury. La très belle traduction du roman lui-même est signée par un duo dont, si je ne m’abuse, fait partie la fille de l’auteur (selon l’usage islandais, son patronyme Gunnarsdόttir signifie «  fille de Gunnar »). Mais trêve d’informations éditoriales, il est temps de passer à l’essentiel car ce roman est un petit chef d’œuvre universel et intemporel.

« Il regardait autour de lui, faisant sien tout ce que son regard embrassait. L’obscurité envahissait la campagne et la lune se devinait derrière les nuages, et les nuages étaient pareils à des montagnes de glace flottante, aussi réelles que celles qui pâlissaient à l’horizon. Un soir comme celui-ci, avec le lac gelé recouvert de neige, la terre paraissait plus plate que d’habitude. Et, au milieu de cet univers livide, presque fondu dans l’obscurité, un homme se tenait avec ses amis les plus proches, Roc le bélier et le chien Leό. Cet univers était le sien. Le sien et le leur. Il était un élément de cet univers. »

Benedikt s’est fixé une mission et il l’accomplit avec une ténacité qui force l’admiration. Comme certains jeûnent, randonnent, font une cure de déconnexion ou des stages de méditation, ce berger se retire du monde chaque année pour aller à la recherche des moutons égarés dans la montagne. Cela ne lui rapporte rien, si ce n’est la satisfaction personnelle d’avoir sauvé ces créatures et un temps pour méditer sur la vie et la mort, les deux se côtoyant très étroitement dans cette région inhospitalière.

Dans ce roman de moins de 70 pages, il est question de solidarité humaine – car comment survivre dans de telles contrées si l’on ne veille pas les uns sur les autres ? – et d’entente symbiotique entre l’homme et l’animal. Gunnar Gunnarsson y déploie une langue somptueuse pour évoquer le climat, les tempêtes et les paysages aussi hostiles que sublimes d’Islande (les fans d’Arnaldur Indridasson y trouveront sans aucun doute une filiation avec son aîné). Avec une extrême pudeur, il y est également question d’amour et d’amitié.

Image par Herm de Pixabay

C’est un texte simple et profond à la fois qui fait écho chez moi au beau roman italien Histoire de Tönle dans lequel Mario Rigoni Stern relate la vie mouvementée d’un homme pourtant profondément enraciné dans son village. Encore un berger empli de sagesse et d’une opiniâtreté hors du commun, vivant au rythme des saisons, avec la stupidité des guerres en prime.

Aifelle, Sibylline, LoudeBergh et Hélène devraient achever de vous convaincre de glisser Le berger de l’Avent dans votre sac pendant les fêtes (vous trouverez difficilement livre plus léger à transporter !). N’hésitez pas à lire leurs billets enthousiastes.

PS : Le blog prend maintenant un peu de vacances. Rendez-vous en 2024 avec un mois de janvier largement consacré au rendez-vous des Bonnes nouvelles proposé par Je lis, je blogue. Et bien sûr, je continuerai à explorer la littérature européenne et mondiale tout au long de 2024. Bonne fin d’année et à très bientôt !

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Norvège Romans

D’autres étoiles, un conte de Noël – Ingvild H. Rishøi

Traduction du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud – Mercure de France

Quelle chance j’ai eue de tomber sur ce petit bijou de saison ! Ce court roman (encore un) est une merveille de sensibilité, de tendresse, mais aussi un condensé de ce que la vie a de plus âpre. Préparez vos mouchoirs !

Ronya (10 ans) et Melissa (16 ans) sont deux sœurs qui ne peuvent pas compter sur leur père, alcoolique parfois sevré (et il est alors un père en or) mais qui retombe toujours dans son addiction. Alors, quand il perd le travail de vendeur de sapins de Noël qu’il avait décroché, Melissa prend le relais. Puis Ronya met elle aussi la main à la pâte, au risque de leur attirer des ennuis.

Melissa est une grande sœur extraordinaire et Ronya, qui est la narratrice, une petite fille fabuleuse. On a franchement très envie de les adopter pour leur épargner la souffrance que leur cause leur père, la honte aussi et la culpabilité que celle-ci engendre à son tour.

Asphalte et soleil. Ce n’était que de l’asphalte et ce n’était que du soleil. Et il n’était que midi. Seulement voilà, papa ne marchait pas correctement, ce qui faisait que je cuisais de chaud et que je grelottais de froid. Puis il m’a remarquée. Il a souri, et il a levé la main pour me faire coucou. Donc moi aussi je devais lever la main. Seulement voilà, tout le monde peut voir à travers le porche, et là je me suis dit : coupez-moi la tête. Je me suis dit : venez, tempêtes, crues et incendies.

Le concierge de l’école, un vieux voisin, le père d’un camarade de classe, images de la bienveillance et de la générosité humaines, veillent sur elles autant que possible mais ils ne peuvent pas les soustraire à leur destin.

Semant ici et là des références explicites aux classiques de la littérature jeunesse, en particulier La petite marchande d’allumettes et mon chouchou Ronya, fille de brigand, l’autrice crée son propre conte de Noël avec une langue magnifique, très poétique et drôle aussi puisque c’est une enfant qui s’exprime avec une jolie gouaille.

D’autres étoiles est un conte de Noël triste et pourtant lumineux, à la fois intemporel et bien ancré dans notre époque. Malgré le drame social qu’il dépeint, il irradie l’amour et l’espoir.

D’autres avis chez Luocine, Blandine et Cécile.

Cette lecture m’offre l’occasion d’une nouvelle participation au challenge de Céline autour des auteurs des pays nordiques (son récapitulatif est une mine d’idées !).

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Allemagne Romans

L’amour par temps de crise – Daniela Krien

Traduction de l’allemand par Dominique Autrand – Éditions Points

Enfin novembre ! Contrairement à beaucoup, j’aime ce mois de l’année avec ses odeurs de sous-bois humide, ses longues soirées qui promettent de belles séances de lectures, ses après-midi chocolat chaud à gogo, et cerise sur le gâteau : c’est aussi le rendez-vous des Feuilles allemandes ! Merci à Et si on bouquinait et à Livr’escapades de nous inviter à explorer la littérature germanophone, qu’elle vienne d’Allemagne, d’Autriche, de Suisse ou d’ailleurs. Je sens que je vais me régaler !

Pour ouvrir ce mois germanophile, j’ai lu L’amour en temps de crise, attirée que j’étais par ce beau titre et le joli succès que s’est taillé ce roman allemand à sa sortie en 2019. Daniela Krien nous plonge dans quelques années de la vie de 5 femmes âgées d’une trentaine à une quarantaine d’années. Certaines ont des enfants, d’autres non. Certaines ont un amant, d’autres plusieurs, d’autres pas. Ce qui les relie ? Elles vivent toutes à Leipzig, en ex-RDA, et se connaissent directement ou par personne interposée, parfois juste de vue. En femmes de leur temps, Paula, Judith, Brida, Malika et Jorinde essaient de tenir debout face aux multiples injonctions bien lourdes à porter qu’elles subissent.

L’autrice décrit avec précision et justesse les premiers temps de la passion amoureuse, le bouleversement que représente la maternité, le choix ou la souffrance de ne pas avoir d’enfant, les relations d’emprise qui peuvent se tisser au sein du couple ou au détour d’une amitié, les séquelles laissées par un modèle parental ou éducatif bancal, le déchirement d’une rupture… Les souvenirs d’une enfance au temps de la RDA ainsi que les préjugés et incompréhensions qui persistent entre Allemand(e)s de l’Est et l’Ouest transparaissent également dans ces portraits sans fard de femmes contemporaines.

L’œuvre de Johann Sebastian Bach, indissociable de Leipzig, traverse ce roman. Image par scholacantorum de Pixabay

On s’identifie facilement à certaines facettes de ces 5 femmes. Tout chez elles n’est pas d’ailleurs pas sympathique, ce que j’ai apprécié car elles nous apparaissent ainsi sous un jour nuancé, réaliste et d’autant plus humain. Elles savent aussi réinventer les modèles de vie qu’on cherche à leur imposer. Les hommes sont en revanche présentés soit comme faibles, égoïstes, donneurs de leçons voire destructeurs, soit parfaitement à l’écoute, sensibles et attentionnés. J’aurais aimé un peu plus d’objectivité et de finesse sur cet aspect. Ce sera ma seule réserve pour ce roman qui saisit très bien l’air du temps et la psyché féminine.

PS : De Daniela Krien, Eva a également lu Un jour nous nous raconterons tout et L’incendie. Ils rejoindront sûrement ma PAL très bientôt.