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Espagne Romans

Du givre sur les épaules – Lorenzo Mediano

Traduction de l’espagnol par Hélène Michoux – Éditions Zulma poche

Il y a du Roméo et Juliette là-dedans, mais aussi une atmosphère de Far West : une histoire d’amour empêchée, un héros mi-Zorro, mi-Spartacus, une nature hostile qui peut aussi être un refuge, des propriétaires terriens cupides et défendant farouchement leur pouvoir… Du givre sur les épaules se dévore comme un récit d’aventures et résonne comme un conte universel.

Dans une bourgade perdue des Pyrénées espagnoles où l’on vit – péniblement – de l’élevage de moutons et de l’agriculture, le jeune Ramón et la gracile Alba tombent amoureux. Sous la plume de Lorenzo Mediano, ce récit ancestral a des airs de western spaghetti. Le surnom donné à Ramón (Desperado), l’atmosphère du roman et de nombreuses scènes évoquent en effet immanquablement les films de Sergio Leone, humour compris.

« D’un geste presque imperceptible, Ramón fit s’arrêter ceux qui le suivaient et avança avec sa mule vers Don Mariano qui serrait convulsivement son fusil anglais. Ils se retrouvèrent face à face, leurs yeux se fixant dans une colère glaciale. Ramón saisit alors sa houlette de berger, qui pendait du bât de la mule, la rompit d’un coup sec sur sa jambe et la jeta par terre. Il s’écria : « Je ne suis plus berger ! » Avec cela, il voulait dire bien des choses. »

L’auteur confie la narration à l’instituteur du village, l’un de seuls lettrés des lieux, exilé pour des raisons politiques (l’histoire se déroule quelques années avant la guerre civile espagnole). À la manière d’un conteur, celui-ci multiplie les digressions pour retarder le moment du dénouement. Grâce à des retours en arrière, des épisodes comiques et des apartés sur les différents personnages, le suspense est adroitement entretenu et tient le lecteur en haleine.

Qu’il s’agisse de décrire les réalités les plus crues, de faire rire avec des personnages hauts en couleur ou de créer un climat de tension, Lorenzo Mediano est parfaitement à son affaire. Ce court roman est un petit bijou !

Si vous hésitez encore, lisez l’extrait (presque 20 pages) que l’éditeur met librement à disposition ici : https://www.zulma.fr/wp-content/uploads/givre-epaules-Extrait.pdf Et n’oubliez pas de me dire ce que vous en aurez pensé !

Cette petite chronique est ma contribution au Mois espagnol et sud-américain organisé par Sharon. Pendant tout le mois de mai, des lecteurs et lectrices averti(e)s partageront leurs impressions sur une foule de romans en espagnol et en portugais. Buen viaje/boa viagem à toutes et tous !

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Pays-Bas Romans

La sorcière de Limbricht – Susan Smit

Traduction du néerlandais par Marie Hooghe – Éditions Charleston

Au fil des jours qu’elle passe en captivité, Entgen Luijten se remémore son enfance, son mariage, la naissance de sa fille et ses relations avec les habitants de Limbricht, tissant a posteriori le fil des événements qui ont conduit à son arrestation. Elle se sera affranchie de sa mère, fervente catholique vivant dans la crainte permanente du péché et de l’enfer, aura choisi un mari qui lui laisse volontiers le rôle traditionnellement dévolu aux hommes (négocier, débattre) et vécu en accord avec ses convictions et avec la nature.

Le thème de la sorcière, très à la mode ces dernières années, m’intéresse beaucoup. Dans ce domaine, le film Les sorcières d’Akkelare, sorti en 2021 et – fait rare – tourné presque exclusivement en basque espagnol, m’a particulièrement marquée, tout comme l’intrigant roman de Siri Hustvedt Souvenirs de l’avenir. Dans ma pile à lire (P.A.L pour les initié(e)s) figure bien entendu l’incontournable Sorcières – la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet. Mais je préfère de loin les romans aux essais, et voilà déjà des années qu’il m’attend… J’ai encore repoussé le moment en choisissant de lire plutôt La sorcière de Limbricht.

Dans ce roman néerlandais, Entgen est arrêtée à l’âge de 74 ans, au soir d’une vie indépendante et libre. C’est précisément cette indépendance ainsi que sa « langue acérée » qui la perdront, à une époque où une femme n’était pas censée prendre la parole et décider par elle-même. Susan Smit s’est inspirée du procès d’Entgen Luijten qui a eu lieu en 1674. Les faits liés à la procédure sont directement tirés d’archives d’époque et de recherches historiques, mais le récit à la première personne fait par Entgen provient de l’imagination de l’autrice, qui se revendique elle-même « sorcière moderne ».

J’ai apprécié la profondeur du personnage d’Entgen qui reconnaît et regrette parfois sa part d’ombre, ces « remparts » qu’elle élève autour d’elle et qui l’éloignent de ceux qu’elle aime. Susan Smit parle alors très bien des revers qui peuvent accompagner une telle volonté de liberté. C’est pour moi l’un des atouts du livre, par ailleurs élégamment construit et écrit.

Si celles et ceux qui s’intéressent déjà à la thématique des sorcières en Europe n’apprendront sans doute pas grand-chose, il offrira aux autres une excellente porte d’entrée dans l’histoire de ces femmes craintes parce qu’« indociles ». La sorcière de Limbricht offre un beau portrait de femme qui mène sa vie comme elle l’entend, sans se soucier du regard des autres et qui paie pour cela le prix fort.

PS : Mespagesversicolores a lu Anna Thalberg d’Eduardo Sangarcía, autre roman consacré à une sorcière au 17e siècle, en Allemagne cette fois : https://pagesversicolores.wordpress.com/2023/02/09/anna-thalberg-eduardo-sangarcia/

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Hongrie Romans

Échec et mat ou Le Gambit hongrois

Recueil de nouvelles hongroises traduites (sauf une) par des élèves de l’INALCO – Éditions Cambourakis

Le titre du recueil n’en fait pas mystère : ces nouvelles ont pour point commun le jeu d’échecs, comme thème central ou secondaire. Plusieurs datent du 19e siècle et dégagent un irrésistible charme très Mitteleuropa. Souvent cocasses, parfois tragiques ou mélancoliques, elles parlent des rivalités dans un couple et entre deux mondes, d’amitié, de la folie des hommes … En mêlant habilement absurdité et sagesse, certaines d’entre elles ne sont pas sans rappeler les contes orientaux à la Nasreddine Hodja.

J’ai déniché ce format poche au hasard d’une razzia (le mot n’est pas trop fort ici, je crois :-)) en librairie. Coup de chance, il réunit une douzaine d’auteurs hongrois de premier plan. J’avoue humblement que je ne les connaissais pas avant, à l’exception de Sándor Márai. La littérature hongroise fait en effet partie des mondes que je veux explorer avec ce blog et la tâche qui m’attend s’annonce immense. Et c’est tant mieux !

Dans l’une de mes nouvelles préférées, Une histoire d’échecs, deux joueurs entament un tournoi au café. L’un deux étant saisi de la fièvre du jeu et l’autre devant prendre un train, ils poursuivent leur affrontement dans une gare et jusque dans un wagon où la dernière partie s’achèvera brutalement sur un coup très irrégulier. Ce texte réunit tout ce que j’aime dans une nouvelle : en quelques lignes, on est au cœur de l’histoire et quelques phrases plus loin, la chute vous saisit. Tout y est concentré, intense.

Que vous y jouiez ou non, que vous aimiez ou non le jeu d’échecs, je recommande chaudement cette lecture légère en apparence mais profonde en réalité, comme le sont les contes !

La liste des auteurs comme des traducteurs et traductrices est longue, mais il faut rendre à César ce qui lui appartient :

Auteurs : Endre Ady, Sándor Márai, Gyula Krúdy, Mór Jókai, Dezsö Kosztolány, Lajos Grendel, István Örkény, Jenö Heltai, Frigyes Karinthy, Géza Gárdonyi, Lajos Biró & Gyula Juhász 


Traduction : Elena Bernard, Gabriella Braun, Laurent Dedryvère, Michael Delarbre, François Giraud, Laurent Goeb, Judith et Pierre Karinthy, Bálint Liberman, Yves Sansonnens, Philippe Stollsteiner, Gabrielle Watrin, Sara Weissmann, sous la direction d’András Kányády

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Bulgarie Romans

Les dévastés – Théodora Dimova

Traduction du bulgare par Marie Vrinat – Éditions des Syrtes

À travers le récit de quatre femmes frappées de plein fouet par l’épuration de leur pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale, j’ai découvert un pan méconnu de l’Histoire de la Bulgarie, y compris dans ce pays où cette période a été totalement occultée. Surtout, j’ai été soufflée par la plume de Théodora Dimova (et sa traduction de toute beauté). Les dévastés est à lire d’urgence !

Dans ce roman, Théodora Dimova brosse le portrait d’une bourgeoisie menant une vie insouciante faite de pique-niques, d’harmonie conjugale et de jolis intérieurs, qui contraste avec ce qui se passe alors en Europe et dans le monde, comme avec la vie d’une grande partie de la population bulgare. Mais la guerre rattrapera aussi celles et ceux qui pensaient être épargnés.

Alliée de l’Allemagne nazie, la Bulgarie est vaincue, sans résistance, par l’Armée rouge à la fin de l’année 1944. Les communistes prennent les commandes du pays et cherchent à éradiquer toute influence religieuse et trace de la collaboration du gouvernement précédent avec l’ennemi. Intellectuels, religieux, mais aussi ennemis personnels des uns et des autres sont arrêtés, emprisonnés et exécutés clandestinement ou publiquement.

Dans ces portraits croisés se nouent les destins de trois familles qui resteront brisées par la mort du mari, du père. Chacune de ces histoires personnelles est tragique, bouleversante. Les femmes, en tant qu’épouses, mères et filles, sont au centre de ces récits, et pour cause : les hommes ne sont plus là, les femmes doivent vivre seules avec le poids de leur absence, de la culpabilité et du non-dit. Et si certains « vainqueurs » sont foncièrement mauvais, l’autrice ne tombe pas dans le cliché et montre que beaucoup cherchent simplement à sauver leur propre peau.

L’écriture fluide, extrêmement élégante et cinématographique de Théodora Dimova m’a tout simplement emportée. Elle nous met en empathie totale avec ses héroïnes et je voyais littéralement la scène se passer sous mes yeux, qu’il s’agisse d’une joyeuse soirée littéraire entre amis ou d’une attente angoissée dans l’intimité d’un appartement.

Dans sa postface, l’autrice explique brièvement pourquoi elle a tenu à écrire ce roman : « En tant qu’écrivain, ma tâche est de mettre le doigt dans la plaie (…). Notre génération se trouve à la frontière sur laquelle nous pouvons transmettre la mémoire de la vérité à ceux qui vivront après nous. Pour qu’ils ne vivent pas dans le monde humiliant du mensonge. » C’est chose faite ici, avec brio.

PS : Vous pouvez retrouver une passionnante interview de la traductrice Marie Vrinat chez Passage à l’Est !

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Allemagne Romans

Nouvel An – Juli Zeh

Traduction de l’allemand par Rose Labourie, éditions Actes Sud

Il y a fort longtemps, j’ai commencé La fille sans qualités (Spieltrieb) de l’autrice allemande Juli Zeh, sans réussir à dépasser les trente premières pages. Ce n’était peut-être pas le bon moment (le thème est assez rude), ou m’attaquer à sa version originale était trop ambitieux à l’époque, je ne saurais plus dire. Toujours est-il que, pendant des années, je n’ai plus osé me tourner vers cette autrice entretemps devenue prolifique.

Et voilà qu’il y a quelques semaines, j’ai repéré dans la petite section germanophone de ma médiathèque Nouvel An (Neujahr), un autre roman de Juli Zeh, plus récent, plus court et surtout désigné comme « coup de cœur » par les bibliothécaires. Je crois n’avoir jamais été déçue par ce label et le moment semblait donc venu d’enfin tenter de dépasser mon premier échec avec cette écrivaine. Et j’ai bien fait !

Dès les premières lignes, j’ai été happée par ce roman haletant, digne d’un thriller et pourtant dénué de meurtre ou d’enquête. La tension sans relâche que tisse Juli Zeh est purement psychologique et diablement efficace ! Je me suis plusieurs fois surprise à être en apnée au cours de ma lecture !

J’ai rapidement eu le sentiment de faire cette ascension à vélo avec Henning, son protagoniste. L’image de l’homme épanoui et de sa famille idyllique se fissure au fur et à mesure de la montée dans laquelle ce jeune père de famille s’est lancé et on comprend que ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard s’il a choisi de passer ses vacances sur l’île de Lanzarote et de prendre cette route à ce moment de sa vie… Dans la deuxième partie du roman, encore plus intense, Juli Zeh décrit avec une minutie presque chirurgicale un souvenir d’enfance traumatique qui refait soudainement surface. J’ai lu la fin du roman d’une traite : il fallait absolument que je sache très, très vite ce qui s’était passé et quelles conséquences cette (re)découverte aurait sur Henning. Si j’ai été brièvement déroutée par le dénouement, je le trouve finalement très juste (et je n’en dirai pas plus pour ne pas vous divulgâcher cette histoire !).

J’ai lu Nouvel An en langue originale, donc en allemand, et j’ai apprécié l’écriture épurée, presque factuelle de Juli Zeh qui parvient pourtant à faire ressentir avec intensité les émotions de son personnage principal. Le roman soulève une foule de questions sur la vie de couple moderne, la parentalité et la paternité en particulier, mais aussi la mémoire, les non-dits, les relations familiales toxiques. Chez moi, la réflexion se poursuivra longtemps après avoir tourné la dernière page.

Un petit mot pour les germanophones qui n’oseraient pas franchir le pas de la lecture en version originale : ce roman m’a paru accessible (vocabulaire et structures simples, thèmes contemporains). Ça peut être l’occasion de vous lancer et si vous flanchez en route, la traduction pourra prendre le relais…

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Danemark Romans

De l’argent à flamber – Asta Olivia Nordenhof

Traduction du danois par Hélène Hervieu, Les Argonautes Éditeur

Une toute nouvelle maison d’édition est née dans ma ville ! Sa vocation : mieux faire connaître la littérature européenne traduite. Une véritable manne pour la lectrice férue de romans étrangers que je suis. Je me suis donc jetée sur les trois premières publications des Argonautes Éditeur, à commencer par un roman danois annoncé comme politique et engagé : De l’argent à flamber. Traversé par la violence aussi bien sociale, financière, psychologique que physique, ce court roman est aussi, et surtout, d’une grande beauté.

Asta Olivia Nordenhof s’est lancée dans l’écriture de sept romans consacrés à l’incendie d’un ferry qui reliait la Norvège et le Danemark en 1990, un drame qui avait fait près de 160 victimes et secoué toute la Scandinavie. De l’argent à flamber est le premier de ces sept ouvrages, les autres étant encore à paraître (ndlr : d’après mes sources, l’écriture du deuxième tome vient de s’achever, j’ai hâte qu’il soit traduit et publié en français !).

Sans être un prétexte, l’histoire du Scandinavian Star ne forme pas le nœud de ce roman. En découpant son récit en plusieurs courtes parties, l’autrice mêle ses propres réflexions et recherches sur ces événements aux souvenirs de Kurt et Maggie, un couple dysfonctionnel dont l’histoire personnelle n’est qu’en partie liée à cet incendie d’origine criminelle. Maggie et Kurt n’y apparaissent d’abord pas sous leur meilleur jour et je les ai jugés peu attachants au début, voire parfaitement méprisable pour Kurt. Rapidement pour Maggie, plus tardivement pour Kurt, ils se révèlent d’une grande vulnérabilité et tout simplement humains. Leur solitude et l’immense tendresse dont ils sont capables m’ont profondément émue, en particulier leur amour pour leur fille Sofie.

De l’argent à flamber m’a « remuée » parce qu’il illustre avec brio les violences à petite et grande échelle, leurs conséquences et leur cycle sans fin, tout en insufflant une saine indignation. Le roman devrait être sombre, et il l’est aussi. Pourtant, je l’ai avant tout trouvé beau et lumineux. Asta Olivia Nordenhof appelle un chat un chat, et son style direct tient le drame à la bonne distance. Dans ce magnifique roman, elle sait capter les petits riens de la vie qui lui donnent sa beauté, et touche au cœur.