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Colombie Romans

Le bruit des choses qui tombent – Juan Gabriel Vásquez

Traduction de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon – Éditions du Seuil

Antonio, la quarantaine, a été la victime collatérale d’un assassinat en pleine rue à la fin des années 1990. Quelques années plus tard, le souvenir de l’homme qu’il a vu mourir continue de hanter ce prof de droit qui peine à s’investir dans sa récente vie de famille. En repartant sur les traces de celui qu’il avait rencontré dans une salle de billard, Antonio espère surmonter son syndrome de stress post-traumatique. Il va remonter le fil de l’Histoire de son pays, depuis les glorieuses heures de l’indépendance jusqu’à la naissance des cartels.

« (…) tandis qu’ils flottaient au-dessus des montagnes à l’ouest de la ville et voyaient les lumières s’allumer, Elaine se surprit à souhaiter que le téléphérique n’arrive jamais en bas. Pour la première fois, elle songea qu’elle pourrait vivre dans un pays tel que celui-ci et que, sous bien des aspects, la Colombie en était encore à ses balbutiements et découvrait sa place dans le monde. Elle voulait prendre part à cette découverte. »

Ce roman est celui d’une génération traumatisée par la violence liée au narcotrafic. Ce qu’Antonio apprécie chez sa compagne Aura, c’est précisément qu’elle a vécu à l’étranger pendant près d’une vingtaine d’années et n’a pas grandi dans cette atmosphère de terreur. Mais c’est aussi, sans doute, ce qui les empêche de se comprendre. Avec Maya Fritts, la fille de l’homme assassiné, il partage au contraire les mêmes souvenirs de ces années-là : les assassinats politiques, la peur ou la visite en douce du zoo de Pablo Escobar (vous avez sûrement entendu parler de ses hippopotames qui ont proliféré et sont livrés à eux-mêmes depuis des décennies désormais).

Rendez-vous chez Ingannmic, sur le blog Book’ing, pour des lectures latinas (romans, BD, non-fictions, le programme est vaste !)

Juan Gabriel Vásquez a une plume limpide et son roman, remarquablement construit, est à la fois l’histoire d’une famille et de tout un pays. Avec une facilité déconcertante, il aborde ici une multitude de sujets : l’attitude de pays colonisé qu’a pu garder la Colombie, l’amour paternel, le deuil, la perte des idéaux, l’essor du trafic de drogue et ses conséquences sur la population… Le tout sans que l’on s’ennuie une seconde ou qu’on ait l’impression de lire un reportage. Le bruit des choses qui tombent est au contraire extrêmement romanesque et très sensible.

Un autre avis très positif est à lire chez Jostein.

PS : France culture a diffusé fin janvier une série de 4 émissions intitulée Amérique latine : les États face à la violence, l’un des épisodes étant consacré à la Colombie. De quoi approfondir ce sujet, toujours d’actualité.

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Croatie Romans

Le collectionneur de serpents et autres nouvelles – Jurica Pavičić

Traduction du croate par Olivier Lannuzel – Agullo Éditions

De Jurica Pavičić, j’ai déjà lu il y a quelques mois l’excellent roman policier L’eau rouge (mon avis sur Babelio est à retrouver ici). J’ai très vite repéré son recueil de nouvelles au titre mystérieux : Le collectionneur de serpents. Dans ces 5 récits, l’auteur aborde des destins individuels dans lesquels la guerre n’est jamais loin et se trouve même parfois au centre de l’intrigue.

La nouvelle éponyme est pour moi l’une des plus poignantes. Elle montre toute la banalité et le tragique du quotidien des soldats en temps de guerre, et surtout l’absurdité de voir de jeunes hommes arrachés à leurs vies pour aller affronter leurs voisins et vivre des atrocités. Ceux qui en reviennent ne seront évidemment plus jamais les mêmes, à commencer par le collectionneur de serpents.

La seconde nouvelle, Le tabernacle, m’a presque autant bouleversée que la première. Niko apprend un matin la mort de l’occupant de l’appartement familial qu’il a lui-même dû quitter à l’adolescence. Le partage des appartements était monnaie courante sous Tito et le locataire imposé à sa famille n’a jamais pu être délogé. Son décès permet enfin à Niko de revenir dans les lieux. Il y fait alors une étrange découverte qui l’ébranlera.

La patrouille sur la route retrace les destinées opposées de deux frères amoureux de la même femme. Une fois démobilisés, ils vont se retrouver chacun d’un côté de la loi : l’un gendarme, l’autre voleur. Tout cela risque évidemment de mal finir…

Les relations familiales sont elles aussi au cœur de La soeur. Si la guerre est plus lointaine dans cette nouvelle, elle explique en partie les liens distendus entre Margita et sa sœur, qui vit à Belgrade depuis de nombreuses années. Je l’ai trouvée plaisante à lire et juste dans l’analyse des sentiments, mais elle m’a moins touchée et me laisse un souvenir plus vague que les autres nouvelles du recueil.

Les lendemains de la guerre reviennent en force dans Le héros, le récit qui clôt le livre. Jurica Pavičić y crée une atmosphère digne d’un western : un personnage taiseux et solitaire vient travailler dans un village littéralement enroulé sur lui-même et largement laissé à l’abandon. Cet homme est-il bien celui qu’il prétend être ? J’ai été tenue en haleine jusqu’au bout par cette nouvelle qui fait ressurgir des événements très médiatisés des années 2000.

En résumé, je ne peux que conseiller ces très, très bonnes nouvelles de ce formidable auteur qui mêle avec talent récits intimes et histoire de son pays. D’ailleurs, son 2e roman policier, La femme du 2e étage, figurera sans aucun doute dans ma PAL 2024.

Aifelle et Kathel vous conseillent aussi ce recueil, lu pour Les Bonnes nouvelles également.

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Croatie Romans

Terre, mère noire – Kristian Novak

Traduction du croate par Chloé Billon – Les Argonautes Éditeur

Que serions-nous, nous lecteurs et lectrices avides d’horizons (plus ou moins) exotiques, sans les artistes de la traduction littéraire ? Souvent négligé(e)s, parfois critiqué(e)s, quelquefois cité(e)s et même félicité(e)s, ces hommes et ces femmes de l’ombre nous donnent à entendre la voix de milliers d’écrivain(e)s du monde entier. Qu’ils et elles soient chaleureusement remercié(e)s ici ! Si je vous en parle aujourd’hui, c’est parce que j’ai assisté il y a peu à une rencontre avec Chloé Billon. Cette jeune traductrice du bosnien, du croate, du monténégrin et du serbe nous a parlé de son parcours, de son métier, du paysage littéraire dans ses langues de travail et bien sûr il a été question de sa récente traduction de Terre, mère noire (la directrice des Argonautes était co-invitée). Une soirée passionnante qui a mis en lumière le magnifique métier de traductrice littéraire et qui m’a bien sûr convaincue d’acheter ce roman.

Après un prologue très intrigant, le roman s’ouvre (première surprise) sur la jolie histoire d’amour en train de naître entre Matija, jeune fonctionnaire également auteur de deux romans, et la pétillante Dina, chargée de relations publiques à la technique de repassage très personnelle :

Matija partait au travail plus tard qu’elle, et il restait au lit à la regarder se préparer. Elle essayait de régler ses différends avec le monde des objets le plus discrètement possible, mais n’y arrivait pas toujours. Un matin pluvieux, elle avait frappé la poignée qui lui avait agressé le coude, et le matin suivant elle s’était disputée avec le fer à repasser, le traitant de gros con et lui disant qu’elle le détestait. Tout cela parce que quand elle était en retard, elle commençait par s’habiller puis repassait ses vêtements sur son corps. Forcément, ça devait finir par arriver, le fer lui était tombé sur le pied. N’arrivant plus à faire semblant de dormir, il avait éclaté de rire, et elle lui avait joyeusement expliqué que tout le monde repassait comme ça, rien d’exceptionnel, et que c’était agréable en hiver, ça réchauffait.

Le ton est donc d’abord léger et drôle pour cette chronique d’une histoire d’amour franchement mignonne. Puis, les choses basculent sans que Matija les aies vues venir le jour où Dina le quitte, désemparée et épuisée par les mensonges qu’il ne cesse d’accumuler et dont il ne garde même aucun souvenir. Quelques temps plus tard, alors qu’il est toujours sous le coup de cette rupture et de ce que Dina a décelé en lui, il tombe sur une étude scientifique consacrée à une vague de suicides survenue 20 ans plus tôt dans le Medjimurje, sa région d’origine. C’est le déclic qui lui fera retrouver la mémoire perdue de son enfance, celle qui explique ses mensonges incessants inventés pour combler le vide laissé par un traumatisme d’enfance totalement refoulé.

Image par David Peterson de Pixabay

On bascule alors dans un tout autre récit, bouleversant, violent aussi mais qui reste empreint d’ironie et d’humour. Dans cette région plutôt préservée de la plupart des vicissitudes de l’histoire récente de la Croatie, les légendes, les personnalités hautes en couleur et la vie en vase clos d’une petite communauté peuvent déboucher sur le meilleur comme le pire. Pour Matija, tout a commencé avec le décès de son père alors que lui-même n’avait que 5 ans. L’incompréhension créée par ce drame et l’enchaînement des événements qui vont le suivre vont conduire cet enfant au bord de la folie.

J’ai été impressionnée par la capacité de l’auteur à mêler presque tous les registres dans le même roman : la comédie romantique, le drame absolu, le récit d’amitié, la comédie sociale et politique, le roman initiatique, le suspense quasi policier, le thriller psychologique… Le tout avec une apparente facilité et un véritable don pour faire (sou)rire comme pour nous serrer le cœur. Au vu de la quatrième de couverture, je m’attendais à avoir du mal à entrer dans ce récit, mais c’est tout le contraire qui s’est produit. (Les extraits lus pendant la soirée organisée par ma librairie m’avaient quand même donné un aperçu rassurant). Le style comme la construction sont limpides et parfaitement accessibles (ce qui ne veut pas dire faciles ou plats, loin de là !). Le contenu, la matière sont quant à eux d’une puissance implacable. Terre, mère noire est un roman que je n’ai pas pu lâcher et dont je sens bien qu’il ne me lâchera pas de sitôt. Bref, un grand roman.

C’est la première fois que Kristian Novak est traduit en français (très beau travail de Chloé Billon !) et j’espère bien que ce n’était pas la dernière parce que j’ai découvert là un auteur qui semble capable de tout écrire.

PS : Pour en savoir plus sur le travail de Chloé Billon et les romans qu’elle a traduits, je vous recommande cette interview accordée à Passage à l’Est en 2020 :