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Croatie Romans

Terre, mère noire – Kristian Novak

Traduction du croate par Chloé Billon – Les Argonautes Éditeur

Que serions-nous, nous lecteurs et lectrices avides d’horizons (plus ou moins) exotiques, sans les artistes de la traduction littéraire ? Souvent négligé(e)s, parfois critiqué(e)s, quelquefois cité(e)s et même félicité(e)s, ces hommes et ces femmes de l’ombre nous donnent à entendre la voix de milliers d’écrivain(e)s du monde entier. Qu’ils et elles soient chaleureusement remercié(e)s ici ! Si je vous en parle aujourd’hui, c’est parce que j’ai assisté il y a peu à une rencontre avec Chloé Billon. Cette jeune traductrice du bosnien, du croate, du monténégrin et du serbe nous a parlé de son parcours, de son métier, du paysage littéraire dans ses langues de travail et bien sûr il a été question de sa récente traduction de Terre, mère noire (la directrice des Argonautes était co-invitée). Une soirée passionnante qui a mis en lumière le magnifique métier de traductrice littéraire et qui m’a bien sûr convaincue d’acheter ce roman.

Après un prologue très intrigant, le roman s’ouvre (première surprise) sur la jolie histoire d’amour en train de naître entre Matija, jeune fonctionnaire également auteur de deux romans, et la pétillante Dina, chargée de relations publiques à la technique de repassage très personnelle :

Matija partait au travail plus tard qu’elle, et il restait au lit à la regarder se préparer. Elle essayait de régler ses différends avec le monde des objets le plus discrètement possible, mais n’y arrivait pas toujours. Un matin pluvieux, elle avait frappé la poignée qui lui avait agressé le coude, et le matin suivant elle s’était disputée avec le fer à repasser, le traitant de gros con et lui disant qu’elle le détestait. Tout cela parce que quand elle était en retard, elle commençait par s’habiller puis repassait ses vêtements sur son corps. Forcément, ça devait finir par arriver, le fer lui était tombé sur le pied. N’arrivant plus à faire semblant de dormir, il avait éclaté de rire, et elle lui avait joyeusement expliqué que tout le monde repassait comme ça, rien d’exceptionnel, et que c’était agréable en hiver, ça réchauffait.

Le ton est donc d’abord léger et drôle pour cette chronique d’une histoire d’amour franchement mignonne. Puis, les choses basculent sans que Matija les aies vues venir le jour où Dina le quitte, désemparée et épuisée par les mensonges qu’il ne cesse d’accumuler et dont il ne garde même aucun souvenir. Quelques temps plus tard, alors qu’il est toujours sous le coup de cette rupture et de ce que Dina a décelé en lui, il tombe sur une étude scientifique consacrée à une vague de suicides survenue 20 ans plus tôt dans le Medjimurje, sa région d’origine. C’est le déclic qui lui fera retrouver la mémoire perdue de son enfance, celle qui explique ses mensonges incessants inventés pour combler le vide laissé par un traumatisme d’enfance totalement refoulé.

Image par David Peterson de Pixabay

On bascule alors dans un tout autre récit, bouleversant, violent aussi mais qui reste empreint d’ironie et d’humour. Dans cette région plutôt préservée de la plupart des vicissitudes de l’histoire récente de la Croatie, les légendes, les personnalités hautes en couleur et la vie en vase clos d’une petite communauté peuvent déboucher sur le meilleur comme le pire. Pour Matija, tout a commencé avec le décès de son père alors que lui-même n’avait que 5 ans. L’incompréhension créée par ce drame et l’enchaînement des événements qui vont le suivre vont conduire cet enfant au bord de la folie.

J’ai été impressionnée par la capacité de l’auteur à mêler presque tous les registres dans le même roman : la comédie romantique, le drame absolu, le récit d’amitié, la comédie sociale et politique, le roman initiatique, le suspense quasi policier, le thriller psychologique… Le tout avec une apparente facilité et un véritable don pour faire (sou)rire comme pour nous serrer le cœur. Au vu de la quatrième de couverture, je m’attendais à avoir du mal à entrer dans ce récit, mais c’est tout le contraire qui s’est produit. (Les extraits lus pendant la soirée organisée par ma librairie m’avaient quand même donné un aperçu rassurant). Le style comme la construction sont limpides et parfaitement accessibles (ce qui ne veut pas dire faciles ou plats, loin de là !). Le contenu, la matière sont quant à eux d’une puissance implacable. Terre, mère noire est un roman que je n’ai pas pu lâcher et dont je sens bien qu’il ne me lâchera pas de sitôt. Bref, un grand roman.

C’est la première fois que Kristian Novak est traduit en français (très beau travail de Chloé Billon !) et j’espère bien que ce n’était pas la dernière parce que j’ai découvert là un auteur qui semble capable de tout écrire.

PS : Pour en savoir plus sur le travail de Chloé Billon et les romans qu’elle a traduits, je vous recommande cette interview accordée à Passage à l’Est en 2020 :