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Bulgarie Romans

Vierge jurée – Rene Karabash

Traduction du bulgare par Marie Vrinat – Tropismes éditions

Dans ce court roman bulgare, Rene Karabash fait entendre une voix originale et très moderne. Une lecture hautement recommandable !

Si vous avez lu Ismaïl Kadaré, vous savez ce qu’est le kanun. Ce code coutumier réglant les questions de vengeance a cours depuis le Moyen Âge dans les Balkans, notamment en Albanie où se passe l’essentiel de Vierge jurée. C’est à la fois pour se conformer à cette « loi » et y échapper que Bekia est devenue Matia, une vierge jurée. Autrement dit, au prix d’un serment de virginité, elle a été reconnue comme un homme par la société et vit comme tel.

En éclatant la narration et en jouant sur les idées toutes faites, l’autrice prend le contrepied de ce récit qu’on aurait pu craindre caricatural. Tout est finalement contenu dans ce vers qui vient scander le roman : « le mensonge comme un ver ».

Si j’ai été brièvement perturbée par l’entrée en matière non-linéaire et des phrases sans ponctuation, j’étais totalement dans l’histoire au bout de quelques pages seulement. Et je n’étais pas
au bout de mes surprises, les changements de points de vue permettant de multiplier les retournements jusqu’à la toute fin du roman (attention, on n’est pas non plus dans un thriller☺️ !).

La langue, simple, précise et poétique, coule de source en français (et donc je suppose en VO). Du beau travail, de la part de l’autrice comme de la traductrice Marie Vrinat.

Chez Passage à l’Est, vous trouverez un deuxième avis positif assorti de liens très intéressants vers, entre autres, une interview de l’autrice sur la genèse de ce roman. Miriam l’a lu elle aussi, et à fait le lien avec un autre roman sur les vierges jurées ici.

PS : Une autre lecture, très différente, qui m’avait beaucoup plu chez Tropismes éditions : Alors toi aussi.

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Essais et autres livres Roumanie

Fleur, une histoire roumaine – Mioara Tudose

Bougainvillier éditions

Pour les Escapades de Cléanthe sur les rives de la mer Noire, j’ai lu – chose inhabituelle chez moi – ce qu’on appelle un « récit de vie ». Dans Fleur, une histoire roumaine, Mioara Tudose, née à Bucarest et vivant en France depuis plusieurs décennies, y raconte la vie de sa mère. Née en 1912, orpheline très jeune, Fleur a connu une enfance très simple, et même pauvre, mais heureuse à la campagne. Devenue adulte, elle a quitté sa campagne pour Bucarest où elle fut l’une des premières femmes à être employée dans son usine et où elle fonda sa propre famille alors que la monarchie roumaine s’achevait et que la Roumanie devenait un régime communiste.

Ce récit est parfois naïf et idéalise clairement le personnage de Fleur, mais c’est un joli hommage à une mère aimante dont le destin est certainement à l’image de celui de bien des Roumaines et, plus généralement, de bien des femmes de cette époque. Les fêtes et traditions qui rythment l’année et soudent la communauté, la vie des gens simples avec leurs petits plaisirs – en particulier les jours de paie –, les malheurs provoqués par la guerre et les maladies, la situation des orphelins de guerre : j’ai découvert de l’intérieur la vie d’une famille d’ouvriers dans la Roumanie d’après-guerre. Pour apprécier ce livre, il ne faut pas lui chercher de qualités littéraires particulières – ce n’est d’ailleurs aucunement sa prétention – et plutôt y voir un recueil de souvenirs familiaux qui témoignent d’une époque dans un pays dont, personnellement, j’ignorais à peu près tout.

C’est Eva qui m’avait donné envie de lire Fleur, une histoire roumaine. Vous pouvez retrouver son avis ici.

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Corée du Sud Romans

Impossibles adieux – Han Kang

Traduction du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou – Éditions Grasset

Alors qu’elle envisageait quelques jours plus tôt de se suicider, Gyeongha est contactée par Inseon, une amie perdue de vue depuis plusieurs années. Immobilisée dans un hôpital de Séoul, celle-ci lui demande de se rendre chez elle, sur l’île de Jeju, pour prendre soin de son oiseau. Au cours de ce voyage en pleine tempête de neige, Gyeongha se remémore sa rencontre et son amitié avec Inseon. Dans la maison de son amie, elle découvre aussi l’histoire de la mère d’Inseon et de sa famille, qui fut celle de toute l’île victime de massacres à grande échelle en 1948.

J’ai déjà fait quelques incursions, jusqu’alors pas très concluantes, dans la littérature coréenne. J’ai par exemple abandonné Le vieux jardin de Sok-yong Hwang qui m’avait perdue par trop de références à l’Histoire de la Corée dont je ne sais à peu près rien et un style trop sec à mon goût.

L’Histoire est également au cœur d’Impossibles adieux, sans que cela soit problématique pour moi cette fois-ci, et Han Kang m’a totalement convaincue. J’ai aimé ses ellipses, son évocation extrêmement sensible de l’absence et des relations familiales ou amicales, sans oublier ses allers-retours entre une réalité très sensorielle et des épisodes oniriques. Pourtant, l’onirisme est facilement rédhibitoire pour moi… C’est dire si la plume de cette autrice a su me captiver.

Sur l’île de Jeju – photo de hsunny78 pour Pixabay

Je me suis certes renseignée un peu sur les événements évoqués en cours de lecture, mais j’aurais pu m’en passer. Les massacres perpétrés et leurs conséquences sur des régions et des générations entières sont malheureusement suffisamment répandus pour que ce texte ait une portée universelle. Le plus frappant, c’est peut-être finalement l’omerta totale qui a régné sur cette histoire dans tout le pays pendant des décennies.

Ce roman ne se limite pas à mettre en lumière ces faits tragiques et révoltants (ce qui serait déjà pas mal). Il n’en est d’ailleurs question qu’à partir de la deuxième moitié du texte. Han Kang s’attarde d’abord sur le mal-être de sa narratrice, sur sa relation presque sororale avec Inseon, et évoque en filigrane leur travail documentaire. Le tout avec une omniprésence de la neige et de sa blancheur que j’ai trouvée envoûtante.

En quelques mots : Han Kang a bien mérité son Prix Nobel (2024) si le reste de son œuvre est à l’avenant de ce magnifique roman.

D’autres avis sont à lire chez Anne-Yès, Sunalee, Jostein, Fanja, Wodka et Electra.

PS : Un grand merci à A. pour ce cadeau, une fois de plus très bien choisi !

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Romans Tchéquie

Les dernières déesses – Kateřina Tučková

Traduction du tchèque par Eurydice Antolin – Éditions Charleston

Il ne faut pas se fier à cette couverture aux couleurs éclatantes, presque hippie : ce roman hybride dans sa forme est en réalité très sombre. Hybride parce qu’il mêle travaux universitaires, rapports de la police secrète tchèque, compte rendus de recherche, rapports médicaux, récits folkloriques et trame romanesque. Sombre parce qu’il y est question de chasse aux sorcières, de persécutions politiques, de malédiction et de vengeance.

Au cours de ses études d’ethnologie, Dora a choisi de faire porter sa thèse sur les « déesses », ces guérisseuses traditionnelles particulièrement implantées dans la commune de Žítková, dans une région inhospitalière des Carpates blanches en Tchéquie. Dora est d’ailleurs l’une de leurs descendantes. Quelques années après la Révolution de velours, désireuse de comprendre son histoire familiale, elle rouvre ses recherches. Celles-ci prennent une tournure totalement nouvelle puisqu’elle a enfin accès à des sources qu’il lui était impossible de consulter du temps du Rideau de fer. Elle découvre alors que sa tante, et d’autres guérisseuses, ont été surveillées de très près par l’occupant nazi, puis par la police secrète tchèque. Les guérisseuses auraient-elles collaboré avec l’ennemi ? Et qui, au sein du nouveau régime, pouvait les craindre et les détester avec un tel acharnement ?

Ce roman se lit comme une enquête policière, mais avec force explications ethnologiques. Avec Dora, on veut comprendre ce qui est arrivé aux dernières déesses et à sa famille même si c’est parfois un peu confus, en partie parce que les noms et surnoms tchèques m’ont demandé un petit temps d’adaptation 😋 et parce que la lignée de Dora est pour le moins complexe. Un arbre généalogique n’aurait pas été de trop pour moi ! Globalement, il manque un accompagnement éditorial : les sujets abordés sont passionnants et de très nombreux éléments sont de toute évidence des faits réels. J’aurais apprécié, en fin de lecture, de savoir ce qui est avéré, ce qui est tiré des légendes locales et ce qui est purement romancé. La fin est un peu rapide également, j’aurais préféré qu’elle soit plus développée même si j’ai aimé qu’elle reste empreinte de mystère.

Les Carpates blanches, Moravie – Image par anjoulie de Pixabay

Quoiqu’il en soit, j’ai découvert ici tout un pan des délires aryens qui ont alimenté l’idéologie nazie et qui ne se limitaient pas au phénomène des Lebensborn par exemple. Et j’ai mieux mesuré la difficulté qu’il y avait à faire des recherches universitaires dans un système où il fallait être très prudent quant au choix et à la délimitation de son sujet de thèse. Le risque de se voir accusé(e) d’être un(e) ennemi(e) du régime était grand. Devoir travailler sans les archives d’un pays voisin et pourtant inaccessible pour des raisons politiques était un autre obstacle majeur. Ça paraît évident bien sûr, mais je ne réfléchis pas à la question très souvent, je l’admets 😆. Ça fait d’ailleurs partie de ce que j’apprécie avec de telles lectures : j’en ressors moins naïve tout en étant fort agréablement distraite.

Parfois un peu décousu, ce roman m’a tenue en haleine et offre bien plus qu’un énième livre sur les sorcières contemporaines. Il dénonce de nombreuses formes de contrôle exercées contre des humains, et en particulier contre des « femmes puissantes » : traitements psychiatriques abusifs au service d’un régime dictatorial, surveillance par des « informateurs informels », délation et dogme religieux haineux. Cet aspect sociologique et historique dans la Tchéquie du 20e siècle était bien amené et m’a beaucoup plu.

Madame Lit en avait parlé elle aussi. Son billet est ici.

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Hongrie Romans

La porte – Magda Szabό

Traduction du hongrois par Chantal Philippe – Livre de poche

Grand succès de la littérature contemporaine hongroise, La porte m’attendait dans ma PAL depuis un petit moment. L’avis récent d’Antigone m’a motivée pour l’en sortir et, tout comme elle, j’ai trouvé cette lecture aussi forte qu’étonnante.

La narratrice de La porte est écrivaine. Sans enfant, elle vit avec son mari, également auteur. Ne parvenant pas à écrire tout en tenant son ménage, elle engage Emerence, la concierge d’un immeuble voisin. Bientôt, elle ne peut plus se passer de ses services malgré le caractère difficile de cette employée atypique. Leurs relations sont orageuses, faites de fâcheries et de réconciliations, d’incompréhension totale et d’amour inconditionnel. Ce duo est étrange et ce qui le lie reste un mystère à mes yeux…

Un drame est arrivé, on le sait d’emblée, et la tension ne se relâchera pas de tout le roman. Magda Szabό est en effet d’une redoutable habileté pour entretenir un suspense à partir d’événements a priori anodins. Emerence est un personnage hors du commun, elle a vécu 1000 vies dont elle ne livre que des bribes et reste une énigme pour son entourage, à commencer par la narratrice. Les avis que j’ai lus se concentrent donc généralement, et tout naturellement, sur elle. Pourtant, la narratrice me semble la plus ambigüe et la plus difficile à cerner, elle qui s’entête à vouloir tout savoir d’Emerence. Incroyablement égocentrique, elle semble ne jamais tirer de leçons de ses erreurs, qu’elle répètera jusqu’à la fin.

Tout est psychologie dans ce roman : Pourquoi Emerence exerce-t-elle une telle emprise sur la narratrice ? Que cache-t-elle derrière la fameuse porte ? Qu’est-ce qui a poussé la narratrice à franchir les limites imposées par Emerence ? Magda Szabό glisse par ailleurs de nombreuses réflexions sur la valeur du travail manuel par rapport au travail intellectuel, la religion, la bonté, le bien et le mal… La porte est donc un roman intense, porté par une très belle écriture et qui a sans aucun doute mérité son succès.

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France Romans

Des nouvelles de Maupassant – podcast France culture

Adolescente, j’ai détesté Le Horla et énormément aimé Bel-Ami. Autrement dit, Maupassant, ça passe ou ça casse chez moi… Or, l’an dernier, deux billets de Patrice du blog Et si on bouquinait un peu ? m’ont donné envie de redonner une chance à cette « petite crapule de Maupassant ». Et quelle meilleure occasion que les Bonnes nouvelles organisées par Je lis, je blogue ?

J’ai légèrement rusé en optant pour une adaptation en « lecture spectacle » diffusée en 2019 sur France culture et astucieusement intitulée « Des nouvelles de Maupassant ». Une autre adaptation et deux lectures plus classiques complètent cette série de podcasts à retrouver ici.

Verdict après ce premier épisode (qui est en fait le 4e de la série) : J’ai adoré ! Pour une fois, je commencerai par la fin, enfin plus exactement par la dernière nouvelle, qui m’a totalement emballée : Dans Au bord du lit, un mari jaloux et volage (l’un n’empêche visiblement pas l’autre) est pris à son propre piège de manière très inventive par nulle autre que sa fidèle épouse. C’est jubilatoire au plus haut point (Marie-Sophie Ferdane dans le rôle de l’épouse est fabuleuse). Les autres nouvelles (Garçon, un bock ; Le signe ; Fou ? ; Confessions d’une femme ; En mer), sont plus sombres, et souvent très sensuelles. La violence peut y être souterraine ou y éclater, et il est question de jalousie, d’infidélité, et de multiples pulsions humaines pouvant aller jusqu’à la folie (Le Horla n’est jamais bien loin 😅).

C’est toujours un immense plaisir de retrouver la belle langue des classiques. La mise en scène et le jeu des comédiennes et comédiens ne sont pas pour rien dans mon enthousiasme à propos de ce podcast. On entend chaque respiration, soupir, et on est complètement sous tension jusqu’au dénouement de chacune de ces histoires. Bref, j’ai eu l’impression d’être au théâtre même s’il manquait l’image. Sur ce point, nul regret d’ailleurs, car cela m’a permis de me concentrer sur le texte, aux dialogues brillants, et sur l’ambiance si particulière des feuilletons radiophoniques dont je raffole : des pas sur le parquet, une chaise qu’on tire, une pipe qu’on allume… L’écoute au casque est fortement recommandée !

Vous l’avez compris, j’ai en ligne de mire les 3 autres épisodes de ce cycle consacré à un nouvelliste hors pair qu’il fait bon (re)découvrir. D’ailleurs, Géraldine ne disait pas autre chose il y a quelques jours en parlant des Chroniques cauchoises.

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Pologne Romans

Les cœurs endurcis – Martyna Bunda

Traduction du polonais par Caroline Raszka-Dewez – Éditions Noir sur blanc

Rozela, Gerta, Truda, Ilda sont les héroïnes de Cœurs endurcis. Un titre trompeur : Elles ont toutes le cœur tendre, et le garderont envers et contre tout, même si elles affronteront plus que leur lot de problèmes et de malheurs. Impossible de ne pas s’attacher à cette petite famille clairement dominée par les femmes.

Dans l’entre-deux-guerres, Rozela perd son mari et élève seule ses filles dans sa maison de la Colline-aux-vierges. Pendant la guerre, elle abrite une famille juive puis des évadés français dans sa cave, travaille dur pour nourrir ses filles. Elle gardera une haine farouche des Allemands et une terreur absolue des Russes. Le temps passe, les filles grandissent, Gerta et Truda se marient, Ilda rencontre un artiste aussi fascinant que manipulateur, des enfants naissent – ou pas -, et l’Histoire de la Pologne se dessine en toile de fond : surveillance par la milice, arrestations et détentions « épuratives », pénurie de logements, système D, émeutes, passage à l’Ouest…

Encore une saga familiale sur fond historique, me direz-vous. Certes, mais ce serait oublier la plume virevoltante et pleine d’humour de l’autrice (l’anecdote des cochons à frange noire est formidable), ce qui n’empêche pas l’émotion d’être au rendez-vous. En nous racontant cette belle histoire de sororité et d’amour filial, Martyna Bunda rend un hommage appuyé à toutes les femmes qui luttent chaque jour contre l’adversité, les injonctions sociales, leurs propres démons et contre la bêtise et la cruauté de certains hommes.

Ève-Yeshé et La barmaid aux lettres ont aimé elles aussi.

PS : Vous pouvez découvrir un extrait de ce roman sur le site de la maison d’édition.

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Allemagne Romans

Le parfum des poires anciennes – Ewald Arenz

Traduction de l’allemand par Dominique Autrand – Éditions Albin-Michel

Un bien joli roman pour cette LC avec Eva, Madame Lit, Doudoumatous et Luocine ! Il a d’ailleurs connu un beau succès en librairie, y compris en France. Je l’ai lu le temps d’un (long) trajet en train, en partie à travers une campagne allemande aux couleurs déjà très automnales 🍂🍄‍. Cela a encore ajouté au charme de cette lecture 🍐.

Le résumé sonne comme un cliché : Une adolescente et une femme d’âge moyen, toutes les deux « écorchées par la vie », vont s’apprivoiser et, peut-être, réussir à apaiser leurs blessures. Le tout sur fond de travail à la ferme avec fabrication de pain, de miel, vendange, coupe du bois et bien sûr cueillette des fameuses poires anciennes.

Ce roman est cependant plus délicat et plus touchant qu’on ne pourrait l’imaginer. L’écriture ne néglige pas les ellipses et s’avère très sensorielle. Les réactions de Sally m’ont paru très justes et j’ai été impressionnée par la capacité de l’auteur à exprimer le mal-être de cette jeune fille. Il donne un véritable accès à ce qui peut se jouer chez les jeunes qui s’auto-infligent toutes sortes de mauvais traitements. Le parcours de Liss est bouleversant aussi, et les scènes de son enfance témoignent de ce que peuvent être les maltraitances psychologiques et leurs conséquences.

Le parfum des poires anciennes est un roman qui fait du bien, certes, mais sans tomber dans la facilité. Pas de romance à l’horizon en particulier, c’est une histoire d’amitié « sororale » avant tout, et c’est très bien comme ça ! Fabienne l’avait aimé elle aussi, ouvrant la voie à cette LC 2024.