Traduction du croate par Chloé Billon – Les Argonautes Éditeur
Que serions-nous, nous lecteurs et lectrices avides d’horizons (plus ou moins) exotiques, sans les artistes de la traduction littéraire ? Souvent négligé(e)s, parfois critiqué(e)s, quelquefois cité(e)s et même félicité(e)s, ces hommes et ces femmes de l’ombre nous donnent à entendre la voix de milliers d’écrivain(e)s du monde entier. Qu’ils et elles soient chaleureusement remercié(e)s ici ! Si je vous en parle aujourd’hui, c’est parce que j’ai assisté il y a peu à une rencontre avec Chloé Billon. Cette jeune traductrice du bosnien, du croate, du monténégrin et du serbe nous a parlé de son parcours, de son métier, du paysage littéraire dans ses langues de travail et bien sûr il a été question de sa récente traduction de Terre, mère noire (la directrice des Argonautes était co-invitée). Une soirée passionnante qui a mis en lumière le magnifique métier de traductrice littéraire et qui m’a bien sûr convaincue d’acheter ce roman.
Après un prologue très intrigant, le roman s’ouvre (première surprise) sur la jolie histoire d’amour en train de naître entre Matija, jeune fonctionnaire également auteur de deux romans, et la pétillante Dina, chargée de relations publiques à la technique de repassage très personnelle :
Matija partait au travail plus tard qu’elle, et il restait au lit à la regarder se préparer. Elle essayait de régler ses différends avec le monde des objets le plus discrètement possible, mais n’y arrivait pas toujours. Un matin pluvieux, elle avait frappé la poignée qui lui avait agressé le coude, et le matin suivant elle s’était disputée avec le fer à repasser, le traitant de gros con et lui disant qu’elle le détestait. Tout cela parce que quand elle était en retard, elle commençait par s’habiller puis repassait ses vêtements sur son corps. Forcément, ça devait finir par arriver, le fer lui était tombé sur le pied. N’arrivant plus à faire semblant de dormir, il avait éclaté de rire, et elle lui avait joyeusement expliqué que tout le monde repassait comme ça, rien d’exceptionnel, et que c’était agréable en hiver, ça réchauffait.
Le ton est donc d’abord léger et drôle pour cette chronique d’une histoire d’amour franchement mignonne. Puis, les choses basculent sans que Matija les aies vues venir le jour où Dina le quitte, désemparée et épuisée par les mensonges qu’il ne cesse d’accumuler et dont il ne garde même aucun souvenir. Quelques temps plus tard, alors qu’il est toujours sous le coup de cette rupture et de ce que Dina a décelé en lui, il tombe sur une étude scientifique consacrée à une vague de suicides survenue 20 ans plus tôt dans le Medjimurje, sa région d’origine. C’est le déclic qui lui fera retrouver la mémoire perdue de son enfance, celle qui explique ses mensonges incessants inventés pour combler le vide laissé par un traumatisme d’enfance totalement refoulé.
On bascule alors dans un tout autre récit, bouleversant, violent aussi mais qui reste empreint d’ironie et d’humour. Dans cette région plutôt préservée de la plupart des vicissitudes de l’histoire récente de la Croatie, les légendes, les personnalités hautes en couleur et la vie en vase clos d’une petite communauté peuvent déboucher sur le meilleur comme le pire. Pour Matija, tout a commencé avec le décès de son père alors que lui-même n’avait que 5 ans. L’incompréhension créée par ce drame et l’enchaînement des événements qui vont le suivre vont conduire cet enfant au bord de la folie.
J’ai été impressionnée par la capacité de l’auteur à mêler presque tous les registres dans le même roman : la comédie romantique, le drame absolu, le récit d’amitié, la comédie sociale et politique, le roman initiatique, le suspense quasi policier, le thriller psychologique… Le tout avec une apparente facilité et un véritable don pour faire (sou)rire comme pour nous serrer le cœur. Au vu de la quatrième de couverture, je m’attendais à avoir du mal à entrer dans ce récit, mais c’est tout le contraire qui s’est produit. (Les extraits lus pendant la soirée organisée par ma librairie m’avaient quand même donné un aperçu rassurant). Le style comme la construction sont limpides et parfaitement accessibles (ce qui ne veut pas dire faciles ou plats, loin de là !). Le contenu, la matière sont quant à eux d’une puissance implacable. Terre, mère noire est un roman que je n’ai pas pu lâcher et dont je sens bien qu’il ne me lâchera pas de sitôt. Bref, un grand roman.
C’est la première fois que Kristian Novak est traduit en français (très beau travail de Chloé Billon !) et j’espère bien que ce n’était pas la dernière parce que j’ai découvert là un auteur qui semble capable de tout écrire.
PS : Pour en savoir plus sur le travail de Chloé Billon et les romans qu’elle a traduits, je vous recommande cette interview accordée à Passage à l’Est en 2020 :
24 réponses sur « Terre, mère noire – Kristian Novak »
Faut que je voie à la bibli.
Sinon, oui, bravo aux traducteurs, que ferions nous sans eux? D’ailleurs j’indique toujours qui est le traducteur, les éditeurs le marquent sur la couverture, ou pas, c’est un choix. Une seule fois je n’ai pas noté le nom, parce que franchement ce n’était pas très bon. Une utilisation des temps un peu légère, et surtout un mélange entre monkey et donkey… ^_^ Mais tout le monde peut se tromper, disons.
Ah, c’est mignon cette confusion ;-D
J’espère que ta bibliothèque a repéré les parutions des Argonautes, une maison encore toute jeune et qui a choisi un créneau un peu pointu.
ce livre me tente beaucoup un auteur capable de changer de registre dans le même livre ce n’est pas si fréquent. Et oui vive les traducteurs !
En plus, il est plutôt jeune (en tous cas il l’était quand il a écrit ce premier roman, paru il y a plusieurs années en Croatie). Et par ailleurs, il était aussi champion de karaté et a représenté la Croatie au niveau européen 😉.
J’avoue que je ne pense pas à indiquer le nom des traducteurs mais je devrais le faire (ils font souvent un travail d’écriture remarquable)
Il faut dire que les pauvres n’ont souvent droit qu’à une mention en toute petite police en 3e page des romans, il est facile de passer à côté. Et comme je lis plus de littérature traduite qu’autre chose, j’y suis plus sensible.
Tu as bien raison de mettre en avant le travail des traducteurs ! J’ai noté ce livre parce que je suis ce que publient les Argonautes, et ton avis confirme.
C’est leur dernière parution des Argonautes je crois, mais à ma connaissance il y en a deux en préparation. L’éditrice met beaucoup en avant ses traducteurs et traductrices qui ont droit à une photo et un bref portrait sur chaque ouvrage. Un bel hommage amplement mérité !
Je ne pense pas avoir déjà lu un roman de cette maison d’édition mais j’irai jeter un œil sur leur catalogue. Je suis très friande de littérature étrangère, un grand merci donc aux traducteurs en effet. Comme toi, j’indique tjrs leur nom ainsi que le titre original et la date de parution dans la langue originale. C’est parfois intéressant se voir combien d’années passent avant qu’une traduction voit le jour .
Effectivement, certains romans sont traduits longtemps après (en tous cas en France). C’est d’ailleurs le cas de celui-ci. Entretemps, l’auteur a déjà publié deux ou trois autres romans en Croatie.
Sans les traductrices ou les traducteurs, je serais bien perdue. Je pense la plupart du temps à citer leur travail dans ma bibliographie en fin d’article. D’ailleurs, nous les récompensons par le biais de divers prix littéraires au Canada et au Québec. Merci d’en parler!
J’ai l’impression que leur travail est mieux reconnu depuis quelques temps avec plusieurs prix et les initiatives de blogueurs et d’éditeurs pour citer leur travail (ou j’y fais plus attention, je ne sais pas trop ☺️). Ce sont souvent les meilleurs spécialistes d’un auteur. Lorsque Jon Fosse a reçu le Nobel cette année, j’ai entendu sa traductrice en français à la radio. Elle connait bien sûr son travail sur le bout des doigts et pouvait parfaitement le resituer dans la littérature norvégienne et nordique. Elle était passionnante !
Quel beau métier que la traduction même si on ne pense pas souvent à remercier celles et ceux qui mettent à notre portée des univers et des histoires !
Quant à ce roman, il semble d’une grande force et offrir un condensé convaincant des différents genres littéraires.
Les traducteurs sont par nature dans l’ombre des auteurs mais ils ont un rôle indéniable. Certains envisagent d’utiliser la traduction automatique pour les remplacer. C’est inquiétant pour la littérature et l’humanité !
Plus qu’inquiétant… Je ne comprendrai jamais comment certaines personnes peuvent envie d’en avoir envie d’en arriver là
Très tentant ce roman ! Merci pour la découverte. Je lis quasi toujours la VO quand c’est en anglais, mais sinon oui, je suis bien contente d’avoir accès aux traductions d’autres langues. On a beaucoup de chance en France d’ailleurs, car on a un choix plutôt large de littérature étrangère comparé à d’autres pays.
L’éditrice et la traductrice nous ont expliqué que pour les langues plus rares, ce sont d’ailleurs souvent les traducteurs qui suggèrent des auteurs aux éditeurs car ce sont eux qui peuvent dire s’ils valent le coup. Sans elles et eux, nous ne connaîtrions pas de nombreuses œuvres majeures !
C’est une belle découverte. Comme toi, j’aime beaucoup ce genre de rencontres qui nous en apprend plus sur la façon dont les livres nous parviennent.
C’est vrai qu’on n’imagine pas toujours le chemin que parcourt un livre ! En l’occurrence, c’est un autre auteur croate qui, lors d’un festival littéraire, a parlé de Kristian Novak à l’éditrice. Celle-ci a demandé à Chloé Billon ce qu’elle en pensait et hop, elles se sont lancées !
Entièrement d’accord avec toi quant à l’importance du traducteur dans un roman écrit en langue étrangère. Si j’ai déjà souligné cette importance à plusieurs reprises, c’est vrai que je devrais prendre la peine de noter à chaque fois le nom du traducteur et la langue d’origine du roman.
Quant à l’histoire, elle doit être intense à lire.
Je confirme que c’est un récit intense mais en même temps, il se lit très bien grâce à une plume très fluide et puissante à la fois. Ici, la traductrice nous a expliqué avoir utilisé quelques expressions du Jura pour rendre le dialecte de la région montagneuse où se déroule l’histoire. C’est vrai que dans beaucoup de pays, les dialectes sont encore très parlés et c’est délicat de le rendre en français où nous avons une langue bien plus standardisée !
bonjour, comment vas tu? merci pour la découverte. passe un bon week end et à bientôt!
Je l’ai mis dans mon pense-bête sur Babelio parce qu’il n’est pas dans ma médiathèque en ville (et c’est inutile que je le cherche dans celle de mon village, enfin de ma petite ville…). Il me tente ce roman parce qu’en plus je ne connais pas vraiment d’auteurs croates, enfin je crois. Apparemment mes messages passent, j’imagine que tu modères tes commentaires.
Malheureusement, Les Argonautes sont encore une maison d’édition un peu confidentielle et les auteurs croates ne sont pas hyper diffusés. Je te recommande cependant Miracle à la combe aux aspics, très drôle, que j’ai chroniqué il y a quelques mois (https://des-romans-mais-pas-seulement.fr/romans/miracle-a-la-combe-aux-aspics-ante-tomic/) et L’eau rouge de Jurica Pavičić, un polar (enquête sur une disparition) qui revient aussi sur une vingtaine d’années de l’histoire du pays. Ce n’est pas violent et passionnant (et sans doute plus facilement disponible en bibliothèque).