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Marzahn, mon amour – Katja Oskamp

Traduction de l’allemand par Valentin René-Jean – Éditions Zulma

Paru en 2021 en Allemagne, Marzahn, mon amour fait partie de la rentrée littéraire 2023 des éditions Zulma qui tapent une nouvelle fois dans le mille avec ce formidable petit livre.

Katja Oskamp est une autrice née en ex-Allemagne de l’Est. Au milieu de la quarantaine, cette période « où la rive que l’on a quittée n’est plus en vue et où la destination a tendance à se rapprocher bien trop vite » (citation libre car j’ai lu ce livre en VO et n’ai pas consulté sa traduction), elle constate qu’elle ne peut pas vivre de sa plume et décide d’exercer un tout autre métier.

Elle commence donc une formation où elle côtoie d’autres femmes elles aussi autour de la cinquantaine qui rencontrent des difficultés personnelles ou financières et entament une reconversion plus ou moins choisie. Katja Oskamp devient ainsi pédicure et c’est dans un salon de beauté du quartier berlinois de Marzahn qu’elle exerce, aux côtés d’une masseuse et d’une manucure. En plus d’un métier qui l’épanouit, elle trouve là une source d’inspiration pour d’émouvants portraits de gens simples, dignes, courageux ou exaspérants.

Le sous-titre allemand Histoires d’une pédicure, qui a disparu dans la version française, donne d’emblée le ton : Chaque chapitre nous présente un(e) autre client(e) dont Katja Oskamp ausculte et soigne les pieds, écoute les récits de vie, les récriminations, les confessions ou même les propositions indécentes. À Marzahn, les client(e)s du salon sont pour la plupart des personnages âgées qui vivent chichement dans les gigantesques immeubles en cages à lapin érigés dans les années 1980 par la RDA pour donner une image de modernité. On est loin du Berlin des clubs branchés qui attire la jeunesse.

Katja Oskamp lance ici un cri d’amour à ce quartier mal-aimé et à ses habitant(e)s. Elle nous livre un récit plein d’humanité et de tendresse. Difficile de rester insensible aux portraits du touchant M. Paulke, de Mme Noll (dont on aimerait pouvoir faire taire la fille une fois pour toutes !), de la fougueuse Mme Blumeier ou de Mme Bronkat, elle qui fut une « réfugiée de l’intérieur ». J’ai été très touchée par ces destins (pas si) banals qui nous font découvrir la vie au quotidien en ex-RDA et dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Et j’ai beaucoup souri aussi car Katja Oskamp a un indéniable sens de l’humour qu’elle sait parfaitement doser pour ne pas verser dans la sensiblerie. Autrement dit, c’est une lecture que je vous recommande chaudement !

PS : Le hasard a voulu que je chronique deux romans allemands en ce début septembre. Pas d’inquiétude : Je garde en réserve une ribambelle de titres pour le rendez-vous des Feuilles allemandes chez Eva & Patrice en novembre 😀

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La huitième vie (pour Brilka) – Nino Haratischwili

Traduction de l’allemand par Monique Rival et Barbara Fontaine – Éditions Folio poche

Quel roman, quelle autrice (oui, Nino est une femme) et quelle traduction ! Ce livre est absolument ébouriffant. Porté par un souffle littéraire incroyable, il balaie plus d’un siècle d’histoire de la Géorgie et suit sur 5 générations les femmes de la famille Iachi (ainsi que quelques hommes). Si leurs destins sont bouleversés par les événements politiques comme par la violence ou la lâcheté des hommes ou leurs propres choix parfois hâtifs, elles se battent et résistent toutes à leur manière, pour le meilleur et pour le pire.

Dans cette saga familiale et historique, pas le moindre temps mort ni la moindre mièvrerie. Les relations entre les hommes et les femmes comme entre les parents et les enfants sont marquées par l’incompréhension, la révolte, le poids du silence, en miroir de la tension qui traverse la région du Caucase au fil des décennies.

Comme la Géorgie, l’écriture de Nino Haratischwili (d’origine géorgienne mais qui écrit en allemand) est au carrefour de ce que l’on pourrait appeler « l’âme russe » – je veux parler d’un souffle épique et tourmenté à la fois – et d’une douceur et d’une mélancolie qu’on pourrait attribuer à l’Orient. Elle a en tous cas emportée l’Européenne que je suis !

Tbilissi – Image par Kakha Mchedlidze de Pixabay

J’ai retrouvé dans ce roman des accents de La maison aux esprits d’Isabel Allende avec les fantômes que Stasia, l’arrière-grand-mère, voit régulièrement dans son jardin ou encore avec le Chocolat chaud qui serait à l’origine de la malédiction familiale. Il a aussi fait écho chez moi au film, bouleversant et très puissant sorti cet été, Les filles d’Olfa. Il y est en effet question du cycle infernal de la violence qui se répète de génération en génération : violence des hommes, mais aussi des mères envers leurs filles, violences sociales et politiques, violences physiques et psychologiques. Comme dans le documentaire de Kaouther Ben Hania, La huitième vie s’achève sur l’espoir que la jeune génération brisera ce cercle vicieux. En connaissant son histoire familiale, elle saura peut-être enfin s’en libérer grâce à la parole et à l’écriture.

Sois tout ce que nous avons été et n’avons pas été. Sois lieutenant, funambule, pianiste, amante, mère, infirmière, écrivain, sois rouge et blanche, et bleue, sois le chaos et sois le ciel, sois eux et sois moi, et ne sois rien de tout cela, danse surtout d’innombrables pas de deux.
Passe à travers cette histoire, laisse-la derrière toi.

S’il entre incontestablement dans les catégories des Pavés de l’été (chez Sibylline) et des Épais de l’été (challenge organisé par tad loi du cine) avec ses 1189 pages, La huitième vie fait surtout partie des romans qu’on dévore et dont les personnages vous suivent longtemps. C’est à coup sûr un de mes coups de cœur de l’année. D’autres avis chez Sunalee et Livr’escapades.

PS : Je vous recommande le documentaire La Géorgie ne m’a jamais quittée consacré à Nino Haratischwili disponible sur Arte.tv. Attention : Il donne très envie de lire le prochain roman de Nino Haratischwili (pas encore traduit en français) et de voyager en Géorgie !

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Nouvel An – Juli Zeh

Traduction de l’allemand par Rose Labourie, éditions Actes Sud

Il y a fort longtemps, j’ai commencé La fille sans qualités (Spieltrieb) de l’autrice allemande Juli Zeh, sans réussir à dépasser les trente premières pages. Ce n’était peut-être pas le bon moment (le thème est assez rude), ou m’attaquer à sa version originale était trop ambitieux à l’époque, je ne saurais plus dire. Toujours est-il que, pendant des années, je n’ai plus osé me tourner vers cette autrice entretemps devenue prolifique.

Et voilà qu’il y a quelques semaines, j’ai repéré dans la petite section germanophone de ma médiathèque Nouvel An (Neujahr), un autre roman de Juli Zeh, plus récent, plus court et surtout désigné comme « coup de cœur » par les bibliothécaires. Je crois n’avoir jamais été déçue par ce label et le moment semblait donc venu d’enfin tenter de dépasser mon premier échec avec cette écrivaine. Et j’ai bien fait !

Dès les premières lignes, j’ai été happée par ce roman haletant, digne d’un thriller et pourtant dénué de meurtre ou d’enquête. La tension sans relâche que tisse Juli Zeh est purement psychologique et diablement efficace ! Je me suis plusieurs fois surprise à être en apnée au cours de ma lecture !

J’ai rapidement eu le sentiment de faire cette ascension à vélo avec Henning, son protagoniste. L’image de l’homme épanoui et de sa famille idyllique se fissure au fur et à mesure de la montée dans laquelle ce jeune père de famille s’est lancé et on comprend que ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard s’il a choisi de passer ses vacances sur l’île de Lanzarote et de prendre cette route à ce moment de sa vie… Dans la deuxième partie du roman, encore plus intense, Juli Zeh décrit avec une minutie presque chirurgicale un souvenir d’enfance traumatique qui refait soudainement surface. J’ai lu la fin du roman d’une traite : il fallait absolument que je sache très, très vite ce qui s’était passé et quelles conséquences cette (re)découverte aurait sur Henning. Si j’ai été brièvement déroutée par le dénouement, je le trouve finalement très juste (et je n’en dirai pas plus pour ne pas vous divulgâcher cette histoire !).

J’ai lu Nouvel An en langue originale, donc en allemand, et j’ai apprécié l’écriture épurée, presque factuelle de Juli Zeh qui parvient pourtant à faire ressentir avec intensité les émotions de son personnage principal. Le roman soulève une foule de questions sur la vie de couple moderne, la parentalité et la paternité en particulier, mais aussi la mémoire, les non-dits, les relations familiales toxiques. Chez moi, la réflexion se poursuivra longtemps après avoir tourné la dernière page.

Un petit mot pour les germanophones qui n’oseraient pas franchir le pas de la lecture en version originale : ce roman m’a paru accessible (vocabulaire et structures simples, thèmes contemporains). Ça peut être l’occasion de vous lancer et si vous flanchez en route, la traduction pourra prendre le relais…