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Romans Tchéquie

Les dernières déesses – Kateřina Tučková

Traduction du tchèque par Eurydice Antolin – Éditions Charleston

Il ne faut pas se fier à cette couverture aux couleurs éclatantes, presque hippie : ce roman hybride dans sa forme est en réalité très sombre. Hybride parce qu’il mêle travaux universitaires, rapports de la police secrète tchèque, compte rendus de recherche, rapports médicaux, récits folkloriques et trame romanesque. Sombre parce qu’il y est question de chasse aux sorcières, de persécutions politiques, de malédiction et de vengeance.

Au cours de ses études d’ethnologie, Dora a choisi de faire porter sa thèse sur les « déesses », ces guérisseuses traditionnelles particulièrement implantées dans la commune de Žítková, dans une région inhospitalière des Carpates blanches en Tchéquie. Dora est d’ailleurs l’une de leurs descendantes. Quelques années après la Révolution de velours, désireuse de comprendre son histoire familiale, elle rouvre ses recherches. Celles-ci prennent une tournure totalement nouvelle puisqu’elle a enfin accès à des sources qu’il lui était impossible de consulter du temps du Rideau de fer. Elle découvre alors que sa tante, et d’autres guérisseuses, ont été surveillées de très près par l’occupant nazi, puis par la police secrète tchèque. Les guérisseuses auraient-elles collaboré avec l’ennemi ? Et qui, au sein du nouveau régime, pouvait les craindre et les détester avec un tel acharnement ?

Ce roman se lit comme une enquête policière, mais avec force explications ethnologiques. Avec Dora, on veut comprendre ce qui est arrivé aux dernières déesses et à sa famille même si c’est parfois un peu confus, en partie parce que les noms et surnoms tchèques m’ont demandé un petit temps d’adaptation 😋 et parce que la lignée de Dora est pour le moins complexe. Un arbre généalogique n’aurait pas été de trop pour moi ! Globalement, il manque un accompagnement éditorial : les sujets abordés sont passionnants et de très nombreux éléments sont de toute évidence des faits réels. J’aurais apprécié, en fin de lecture, de savoir ce qui est avéré, ce qui est tiré des légendes locales et ce qui est purement romancé. La fin est un peu rapide également, j’aurais préféré qu’elle soit plus développée même si j’ai aimé qu’elle reste empreinte de mystère.

Les Carpates blanches, Moravie – Image par anjoulie de Pixabay

Quoiqu’il en soit, j’ai découvert ici tout un pan des délires aryens qui ont alimenté l’idéologie nazie et qui ne se limitaient pas au phénomène des Lebensborn par exemple. Et j’ai mieux mesuré la difficulté qu’il y avait à faire des recherches universitaires dans un système où il fallait être très prudent quant au choix et à la délimitation de son sujet de thèse. Le risque de se voir accusé(e) d’être un(e) ennemi(e) du régime était grand. Devoir travailler sans les archives d’un pays voisin et pourtant inaccessible pour des raisons politiques était un autre obstacle majeur. Ça paraît évident bien sûr, mais je ne réfléchis pas à la question très souvent, je l’admets 😆. Ça fait d’ailleurs partie de ce que j’apprécie avec de telles lectures : j’en ressors moins naïve tout en étant fort agréablement distraite.

Parfois un peu décousu, ce roman m’a tenue en haleine et offre bien plus qu’un énième livre sur les sorcières contemporaines. Il dénonce de nombreuses formes de contrôle exercées contre des humains, et en particulier contre des « femmes puissantes » : traitements psychiatriques abusifs au service d’un régime dictatorial, surveillance par des « informateurs informels », délation et dogme religieux haineux. Cet aspect sociologique et historique dans la Tchéquie du 20e siècle était bien amené et m’a beaucoup plu.

Madame Lit en avait parlé elle aussi. Son billet est ici.