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Stasiland – Anna Funder

Traduction de l’anglais (Australie) – Éditions Héloïse d’Ormesson

Dire que j’ai dévoré ce récit serait en-dessous de la vérité. Je l’ai englouti ! Partagée entre effarement et rire (très jaune, bien sûr), j’ai suivi Anna Funder dans sa quête sur l’un des aspects les plus tragiques de la dictature est-allemande : la surveillance de la population de RDA exercée par un gigantesque appareil bureaucratique et un réseau tentaculaire d’informateurs. Une machine à broyer les êtres humains connue sous le nom de Stasi.

Moi qui suis peu habituée à ce type de récit mêlant les émotions et le vécu de l’autrice à son enquête, j’ai eu un mal fou à reposer ce livre qui contient pourtant son lot de chiffres, dates et faits historiques. Une partie d’entre eux m’étaient connus, mais pas tous, loin de là. Le propos est très clair, accessible et absolument pas rébarbatif. Australienne, Anna Funder a étudié et vécu en Allemagne de nombreuses années. Son regard extérieur représente un atout incontestable pour cerner les contradictions d’un pays, ou plutôt de deux pays, alors en plein bouleversement (elle enquête et écrit entre 1996 à 2000).

En plus de nous fournir ces éléments de contexte indispensables et éclairants, Anna Funder nous entraîne dans son sillage lorsqu’elle arpente le tracé du Mur de Berlin et visite les sites abritant les bureaux ou la prison de la Stasi. Elle nous raconte ses rencontres avec des victimes de cette police politique, des héros et héroïnes de l’ombre, des informateurs et des membres de la Stasi (dont très peu se repentent). Et elle ne se contente pas de nous rapporter leurs paroles, elle nous livre aussi ses impressions personnelles sur ses interlocuteurs et sur les conséquences avec lesquelles ils vivent (ou au contraire leur sentiment, parfois avéré, d’impunité) des années après l’effondrement de la RDA. Elle nous parle aussi de son trouble à elle face à ces vies passées et présentes, à la façon dont l’Allemagne réunifiée a abordé ou occulté ce passé.

Source : Wikipedia.fr

J’ai adoré ce mélange et c’est sans aucun doute grâce au talent et à l’autodérision d’Anna Funder. Elle a une vraie plume, une profonde empathie et une envie de comprendre chevillée au corps qui lui permet, entre autres, de rencontrer les pires salauds et de se les mettre dans la poche, ou de nuancer des visions caricaturales.

Quelques extraits :

« Sous le troisième Reich d’Hitler, on estime qu’une personne sur 2 000 était un agent de la Gestapo, dans l’URSS de Staline, une sur 5 830 était agent du KGB. En RDA, une personne sur 63 était agent ou indicateur de la Stasi. »

« « J’ai vu des choses horribles. Des gens qui avaient drogué leurs enfants pour les faire voyager dans la malle. Une fois, en ouvrant un coffre, j’ai trouvé une femme et son enfant. Comme j’étais en civil, ils ont cru que j’appartenais au réseau de passeurs. Je n’oublierai jamais le bonheur sur leur visage quand ils se sont crus libres. »
Il écrase sa cigarette et enfonce ses mains dans les poches de sa veste, voûtant les épaules sous la grisaille.
« Je dois avouer que j’ai eu du mal à le digérer, parce que je suis quelqu’un de sensible. Mais je n’en reste pas moins à cheval sur le respect des lois et à mon sens, ils n’auraient pas dû faire ce qu’ils faisaient : c’est ce qu’on m’avait inculqué depuis la maternelle. » »

La prison de Höhenschönhausen – Image par falco de Pixabay

« J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ces motivations. Dans une société au clivage marqué entre « nous » et « eux », une jeune personne ambitieuse préfère sans doute se joindre au groupe initié, celui qui n’est pas du côté des victimes. Si votre pays semble voué à ne jamais changer et qu’il vous soit impossible d’en partir, pourquoi ne pas opter pour une vie tranquille et une carrière gratifiante ? Ce qui m’intéresse, c’est comment les gens jugent leur décision maintenant que tout est fini. »

« Il est difficile de savoir dans quelle mesure nos actes hypothèquent notre avenir. Frau Paul avait eu le courage de suivre sa conscience, dans une situation où la plupart des gens auraient décidé de voir leur bébé et se seraient justifiés plus tard en se disant qu’ils n’avaient pas le choix. Une fois sa décision prise, il lui fallut puiser dans d’énormes ressources pour en assumer les conséquences.
J’ai le sentiment qu’en réalité, Frau Paul a surestimé sa force et sa capacité à faire face aux préjudices qui l’attendaient, et qu’elle paie maintenant le prix de ses principes : elle est devenue une femme seule, fragile et ravagée par la culpabilité. »

Je viens de découvrir qu’Actes Sud a fait paraître un ouvrage qui semble parfait pour prolonger ma lecture de Stasiland : Histoire d’un Allemand de l’Est de Leo Maxim, dont le titre fait évidemment référence aux célèbres mémoires de Sebastian Haffner Histoire d’un Allemand – Souvenirs (1914-1933). Le second était déjà dans ma PAL, le premier l’y rejoindra certainement très bientôt.

Par ailleurs, fin mai, Jenny Erpenbeck et son traducteur Michael Hoffmann se sont vu décerner le Booker Prize International pour le roman Kairos qui met en scène une histoire d’amour destructrice à Berlin-Est dans les années 1980, une histoire à la fois individuelle et collective car symbolique de la fin des idéaux en RDA. C’est évidemment très tentant et on peut espérer que cette prestigieuse récompense incitera les maisons d’édition françaises à traduire ce roman très prochainement.

Eva est celle qui nous a incitées à lire Stasiland et je l’en remercie infiniment. Nathalie, Fabienne, Keisha, Alex, Une comète, Ingrid et Alexandra se sont jointes à moi pour cette lecture commune très instructive sur les pratiques totalitaires et les séquelles qu’elles laissent dans une société. N’hésitez pas à lire leurs avis, pour certains plus nuancés que le mien 😅.

Si le sujet vous intéresse, quelques autres lectures en lien avec la RDA et la réunification sont à retrouver sur ce blog ici, ici et .

43 réponses sur « Stasiland – Anna Funder »

Te sachant pas très attirée par la non fiction, je suis ravie de lire ton enthousiasme pour cette enquête. Une lecture édifiante que j’ai eu moi aussi de la peine à reposer. Merci pour la LC!

Merci à toi d’y avoir participé ! Je vais me faire à la non-fiction très vite, je pense 😅. J’ai d’ailleurs trouvé un autre récit sur le Rwanda qui est dans cette veine…

Bonne nouvelle pour la non fiction et pour le Rwanda! J’espère que cette deuxième tentative sera meilleure la première et que j’aurai le plaisir de lire ton billet d’ici au 15 juillet 🙂

Je comprends ! L’avis d’Eva m’avait permis de déjouer cette attente. Je ne sais vraiment pas pourquoi il est édité avec cette mention.

Je te rejoins sur ce que tu mets en avant dans ton billet : l’association des aspects documentaire et témoignages rend la lecture instructive sans être rébarbative. Merci pour la proposition de LC et pour les idées de lectures complémentaires. Il y a finalement peu de romans ou de non fictions sur cette période (du moins c’est l’impression que j’ai). J’avais lu La famille du tigre ailé de Paula Fürstenberg, qui se passe bien après la Chute du mur, mais dont le récit tire ses racines de la séparation des deux Allemagnes, et il évoque de manière très intéressante le tabou que représente cette période d’Histoire allemande, et les conséquences que cela peut avoir sur les générations post Chute du mur. J’avais été marquée par cette observation : l’héroïne, née en 1987, l’est dans un pays qui n’apparait plus sur les cartes ..

Je note cette référence supplémentaire ! J’ai l’impression que les auteurs allemands se saisissent beaucoup du sujet mais depuis assez peu de temps (il aura fallu plus d’une génération…). L’Allemagne actuelle commence à prendre la mesure du problème social aussi. J’ai vu que le gouvernement veut plus d’Allemands des länder de l’Est aux postes à responsabilités, peut-être même par le biais de quotas.

Je note cette référence supplémentaire ! J’ai l’impression que les auteurs allemands se saisissent beaucoup du sujet mais depuis assez peu de temps (il aura fallu plus d’une génération…). L’Allemagne actuelle commence à prendre la mesure du problème social aussi. J’ai vu que le gouvernement veut plus d’Allemands des länder de l’Est aux postes à responsabilités, peut-être même par le biais de laquotas.

Tentée, je suis, même si j’ai raté la lecture commune. Merci aussi pour les suggestions de lectures, j’avais plus ou moins repéré Kairos sur le site du Booker Prize.
L’histoire m’intéresse, et je lis plein de sujets différents. Ces derniers temps se sont rajoutés à ma PAL quelques livres sur l’histoire du communisme et du maoïsme (ce dernier est un pavé, je l’ai noté comme une possibilité pour cet été).

J’ai adoré ce bouquin qui nous immerge dans l’histoire sans être un essai ou un pavé théorique. Depuis cette lecture, j’ai croisé des tas de références au mur de Berlin et à la RDA, chez Grondahl que j’ai chroniqué la semaine dernière mais aussi chez Thûan avec la fuite d’un Vietnamien pendant un séjour à Berlin. Coïncidence? Je ne crois pas 😉

Les avis sont partagés mais il me semble que c’est en partie dû à la maison d’édition qui a créé des attentes en annonçant un roman. Je ne peux que te recommander ce bouquin, ne serait-ce que pour te faire un avis 😉

Exactement ! Seule l’omniprésence du marron et les statistiques sur le nombre d’informateurs semblent nous avoir toutes frappées au même point!

Tout pareil que toi ! Je suis enthousiaste devant ce livre qui m’a percutée. Dans mes bras !!!

🤩 Pour info, une nouvelle pépite d’Anna Funder est annoncée : une biographie de Mme Orwell qui semble passionnante. Peut-être un nouveau coup de coeur en perspective ?!

Merci beaucoup Sacha d’avoir initié cette lecture commune qui fait connaître un peu plus l’histoire de la RDA. Evidemment, je ne peux qu’être d’accord avec ce que tu dis dans ton billet très complet. J’ajouterai au propos d’Ingrid qu’il existe beaucoup de romans sur cette période mais ils ne sont malheureusement pas traduits en français – j’ignore pourquoi. Patrice a lu (et beaucoup apprécié) Maxim Leo et comme toi, j’ai bien noté le dernier livre de Jenny Erpenbeck 🙂

Ah, c’est donc que le sujet n’intéresse pas beaucoup les Français(es) ou plutôt que les éditeurs pensent que ça ne va pas nous intéresser … Merci à toi pour cette merveilleuse découverte ! On se tient au courant pour Erpenbeck 👍.

Cette lecture commune a eu un franc succès, dis donc ! Je n’ai malheureusement pas pu me joindre à vous cette fois-ci. L’ouvrage n’était finalement pas dispo à la bibli et j’ai manqué de temps pour trouver un plan B. Après avoir lu tous les avis, je suis quasiment sûre que ce livre m’aurait captivée. Je note tes autres suggestions pour plus tard.

Je pense aussi qu’il t’aurait beaucoup intéressé mais il n’est pas très facile à trouver. J’ai d’ailleurs opté pour l’e-book (moins cher que sa version papier car il n’y a pas d’édition poche).

Oui, il faut jongler entre les emprunts, les livres d’occasion, les livres numériques et même les livres numériques en emprunt 😅.

Oui, j’ai beaucoup aimé que l’autrice donne son ressenti très personnel sur chaque visite et rencontre. On apprend encore plus de cette façon.

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les deux autres livres que tu cites et j’ai hâte de lire celui-ci

Merci pour cette instructive chronique qui me fait penser au film « la vie des autres ». Je confirme que le livre de Maxim Leo est très bien, avec des portraits très nuancés des membres de sa famille.

Tu es beaucoup plus enthousiaste que Keisha dont c’est le premier billet de cette LC que j’ai lu et qui avait l’air de rire plutôt marron que jaune.^^ En tout cas le sujet est intéressant. Sur la Stasi, je reste encore marquée par le film « La vie des autres ».

Oui, je suis complètement conquise par ce bouquin 😅. Il montre à quel point tout le monde était épié ou épiait voire les deux à la fois. Il y avait des pratiques ahurissantes comme les bocaux d’odeurs et les objets irradiés utilisés pour pouvoir suivre des suspects (bizarrement victimes de cancers précoces)… Et les traumatismes psychologiques qui ont imprégné toute une population sont terribles.

J’avais noté ce titre ( peut-être chez Eva …) mais j’ai loupé cette passionnante LC. Je me rattraperai un jour ou l’autre. En tout cas, les extraits que tu as choisis donnent vraiment envie de lire cette enquête, qui n’est donc pas un roman !

Je suis allée lire vos différents avis et ma foi cette lecture me tente bien même si vos avis diffèrent ce que j’aime et montre bien à quel point notre ressenti lors de nos lectures est le reflet de notre personnalité, de nos attentes, de ce que l’on sait ou pas déjà sur le sujet… Ce livre n’est pas dans ma médiathèque. Je l’ai noté tout de même car je suis certaine que j’apprendrai plein de choses en le lisant. Merci pour ton ressenti.

C’est un des très bons côtés des lectures communes que de découvrir des avis différents, en plus de se motiver pour sortir certains livres de sa PAL. Celui-ci n’est que peu disponible en bibliothèque hélas. Le prochain livre d’Anna Funder sera peut-être davantage distribué car il portera sur une femme qui a vécu dans l’ombre de son mari, un sujet plus « tendance » que la Stasi.

Personnellement, je ne peux que le recommander très chaudement, mais plusieurs co-lectrices ont eu du mal avec le style et la construction du récit. Cela dit, nous étions toutes unanimes sur l’immense intérêt de ce sujet d’enquête.

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