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Cendrillon – Joël Pommerat & les frères Grimm

Encore sous l’impression très forte que m’a laissée la fracassante et bouleversante pièce de théâtre « Contes et légendes » de Joël Pommerat (vue le mois dernier), j’ai emprunté « Cendrillon » du même auteur dans ma médiathèque. Une chose en entraînant une autre, j’ai exhumé un recueil des contes de Grimm de ma bibliothèque personnelle, souvenir d’un marché aux puces allemand. Et, last but not least, avec cette petite « lecture comparée », je participe simultanément à deux passionnants challenges 2023 qui proposent un thème croisé en ce joli pluvieux mois de mai :

Challenge proposé par Blandine et Nathalie

Dans la pièce de Joël Pommerat, Sandra (surnommée Cendrier) fait, comme on peut s’y attendre, les frais de la tyrannie de sa future belle-mère. Si elle ne se rebelle pas et demande au contraire à effectuer les corvées les plus ingrates, cherchant à s’avilir toujours davantage, c’est parce qu’elle est persuadée d’avoir failli à sa parole envers sa mère et d’avoir ainsi provoqué sa mort « définitive ». Cette interprétation originale et très moderne de la personnalité de Cendrillon m’a parue passionnante et bien plus réaliste que l’image donnée habituellement par les contes et leurs diverses adaptations. Le père, dépassé à l’idée de vivre et d’élever sa fille seul, une autre famille (royale celle-ci) sous le coup d’un énorme tabou qui l’empêche de vivre normalement… Autant de personnages déboussolés et écrasés sous le poids des incompréhensions et des secrets, faisant d’eux des victimes idéales pour les égocentriques et les tyrans. J’ai adoré ce texte dans lequel j’ai retrouvé ce qui m’a tant plu dans la pièce « Contes et légendes » : une langue directe qui ne cherche pas les effets de style et qui bouscule, des situations bouleversantes désamorcées par un élément comique ou incongru (la fée est assez déjantée et pathétique), une humanité déchirante des personnages et une énergie communicative : tout ça est conciliable chez Pommerat.

Je craignais de tomber dans la mièvrerie avec le conte original recueilli par les frères Grimm (car on ne le sait pas toujours : les frères Grimm n’ont pas écrit les contes qu’on leur attribue, il les ont collectés et publiés), même si je le savais moins édulcoré que le dessin animé Disney notamment. Il est évidemment plus proche du récit bien connu que ma lecture précédente avec l’essayage de la pantoufle (qui n’est cependant pas de vair, mais d’or), le mariage avec le prince, etc. Un point commun avec la pièce de Joël Pommerat m’a surprise car toutes les autres versions que j’ai lues jusqu’ici omettaient ce passage : le conte s’ouvre sur l’agonie de la mère de Cendrillon et les derniers mots qu’elle lui dit. Un élément sans doute jugé trop dur pour le jeune public.

Dans Aschenputtel (je l’ai lu en allemand), pas de fée, mais un arbre magique et les petits oiseaux si chers à Disney. Ce sont eux qui fournissent à Cendrillon les somptueuses tenues qu’elle porte aux différents bals. La tradition populaire n’y va pas avec le dos de la cuillère : l’ambition de la belle-mère est telle qu’elle demande à ses filles de se couper l’une les orteils, l’autre les talons pour pouvoir chausser la fameuse pantoufle. Les oiseaux préviennent à chaque fois le prince de la supercherie et, lors du mariage qui clôt le conte, ils finiront par crever les yeux des deux jeunes estropiées. Quant au père, il n’a pas non plus le beau rôle, lui qui dit ne pas avoir d’autre enfant que ses deux belles-filles, qu’il y a juste dans la maison « cette Cendrillon ». Clairement, on aurait des scrupules à faire lire cette version de nos jours à nos enfants, même si elle pourrait être l’occasion d’intéressantes discussions (je vais y réfléchir 😉 ) et si on sous-estime souvent nos « petits ». Cette première version de Cendrillon est en tous cas loin de faire dans la guimauve et me motive pour redécouvrir d’autres contes, finalement pas si classiques !

Merci à Bidib, Nathalie et Blandine pour ce double challenge que j’ai adoré !

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Essais et autres livres Grèce

Autobiographie, Mémoires d’une recluse – Elisavet Moutzan-Martinengou

Traduction du grec et postface par Lucile Arnoux-Farnoux – Éditions Cambourakis

Première écrivaine grecque, première femme à écrire son autobiographie en Grèce, Elisavet Moutzan-Martinengou est l’autrice d’une vingtaine de pièces de théâtre, de poèmes, contes et fables rédigés en italien et en grec. Un véritable tour de force quand on sait dans quelles circonstances elle a vécu et écrit.

Elisavet Moutzan-Martinengou a lutté toute sa vie pour pouvoir s’instruire et écrire. Son rêve de voir ses œuvres publiées et reconnues ne se sera pas réalisé. Le seul écrit qui a résisté au temps et aux destructions est cette autobiographie partielle, publiée pour la première fois en français en 2022.

Deux aspects ressortent de ce très court livre (à la postface passionnante) : la condition d’Elisavet Moutzan-Martinengou en tant que femme et sa détermination sans faille à devenir une écrivaine reconnue. Parce qu’elle était une femme née au début du 19e siècle dans une famille très conservatrice de l’île de Zakynthos, elle a grandi enfermée dans la maison de ses parents de l’âge de 8 ans jusqu’à son mariage, n’a pas eu droit à une véritable instruction et a dû lutter pour obtenir des bribes d’enseignement dispensées par des religieux de passage. Surtout, elle a travaillé d’arrache-pied et avec les moyens du bord, le plus souvent seule, pour atteindre son objectif. La modernité et la virulence de son combat de femme et d’écrivaine sont d’autant plus frappantes que, par ailleurs, elle ne conteste que peu son éducation et son époque.

Pour être honnête, je ne suis pas certaine que j’aurais apprécié les autres écrits d’Elisavet Moutzan-Martinengou, qu’elle qualifie elle-même de « moralistes » et dont elle livre quelques extraits dans cette autobiographie. Par moments, j’ai également été un peu agacée par sa naïveté et son côté présomptueux. Elle ne doute par exemple pas un instant que ses œuvres rencontreraient le succès si seulement elles étaient publiées. Mais cette arrogance, surprenante de la part d’une jeune femme vivant totalement à l’écart du monde, est aussi très attachante et stimulante : Après tout, pourquoi aurait-elle dû douter de son talent ? Son autobiographie mérite en tout cas d’être (re)découverte, ne serait-ce que pour mesurer le chemin accompli par les femmes, mais aussi celui qui reste à parcourir.

Cette lecture me permet de m’associer au Printemps des artistes, un défi culturel proposé par La bouche à oreilles, pour partager des idées de livres ou des films dont le héros ou l’héroïne est un artiste ou qui parlent d’art.

Dans un entretien accordé au site Grèce hebdo, sa traductrice parle d’Elisavet Moutzan-Martinengou et de la littérature grecque moderne : https://www.grecehebdo.gr/interviews/2870-interview-lucile-arnoux-farnoux