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Romans Tunisie

Bel abîme – Yamen Manai

Elyzad poche

En 2024, Je lis, je blogue lance un nouveau rendez-vous au nom d’excellent augure pour un mois de janvier : les Bonnes nouvelles. Vous l’aurez compris, ce challenge met à l’honneur les nouvelles, mais seront également chroniqués les très courts romans (aussi appelés novellas). J’aime beaucoup les nouvelles et pourtant, je n’en ai chroniqué qu’un recueil depuis la création de ce blog en mai dernier. Je compte bien me rattraper pendant les semaines à venir !

Aujourd’hui, c’est une novella que j’ai choisi de vous présenter. Son auteur d’origine tunisienne vit en France et Bel abîme est publié par elyzad, une formidable maison d’édition tunisienne que je découvre à cette occasion. Modeste par la taille (110 petites pages format poche), ce roman a raflé une foule de prix, notamment le Prix du roman métis des lycéens. Rien d’étonnant à cela car ce texte d’une grande puissance a tout pour plaire à de grands adolescents et jeunes adultes (et moins jeunes d’ailleurs !) : un style oral et direct, tout en étant riche et très évocateur, un récit à la première personne porté par la rage et la fougue que suscitent l’injustice et la situation de la jeunesse tunisienne, sans oublier la révolte vis-à-vis de l’autorité parentale et des gouvernants.

Je ne suis pas fan des monologues, mais je dois bien reconnaître que ce mode de narration est parfait ici. Il permet de maintenir une tension constante et de saisir le lecteur par le col pour ne plus le lâcher. Le jeune homme qui s’exprime, et dont on ignore le nom, s’adresse tout à tour à l’avocat qui lui a été commis d’office et au psychiatre chargé de l’évaluer. Petit à petit, on découvre sa vie, les violences et humiliations sociales et familiales qu’il a vécues, l’amour inconditionnel qu’il a connu aussi. On saura également ce qui lui a valu d’être pris pour un terroriste avant d’être considéré comme un prisonnier de droit commun.


« Dans le quartier, je n’étais pas le seul gamin à me prendre des baffes. Sous mes yeux, les profs en ont humilié et tapé des centaines. Gifles, coups de bâton, coups de pied, mots qui cognent, phrases qui blessent. Tous, du primaire au lycée, et les exceptions, je vous le jure, je les compte sur les doigts d’une main. Vous savez, les profs ne tombent pas du ciel, ils ne sont pas déposés à nos portes par des cigognes, c’est une production locale, marquée comme tout le monde par le sceau de la violence. » 

Yamen Manai n’est pas tendre avec la société tunisienne post-printemps arabe : corrompue, incapable de comprendre et d’aider sa jeunesse qui n’a aucune perspective, elle est gangrenée par la violence domestique et politique. Très sombre, ce constat n’est que faiblement éclairé par le salut que trouve le personnage dans les souvenirs et dans les livres.



« Mais tant qu’il y a des souvenirs et tant qu’il y aura des livres, je ferai mieux que survivre. Vous savez, la tête, c’est une cheminée, la vie un long hiver et les souvenirs et les livres, des morceaux de bois. Les souvenirs, je m’en charge. En trois ans avec Bella, j’ai glané de quoi faire du feu. Mais par Dieu, dites-leur de m’enfermer avec des livres. Promettez-moi des livres, du bois sacré pour les nuits de solstice. »

Malgré sa dureté, je ne peux que recommander cette belle lecture qui permet de mieux comprendre ce que vit la jeunesse de Tunisie, réduite à risquer sa vie en Méditerranée dans l’espoir d’une vie moins désespérante à défaut d’être meilleure.

D’autres avis enthousiastes chez Kathel, Gambadou , Krol, Alex et Jostein.

PS : Belle année à toutes et à tous ! Je vous souhaite bien sûr des lectures passionnantes, surprenantes, bouleversantes, dépaysantes et/ou réconfortantes en 2024.