Traduction de l’allemand (Autriche) par Jacques Le Rider – Éditions Bartillat
Mais qui est ce Lieutenant Burda tiré à 4 épingles et au regard mystérieux ? Eh bien, ce n’est pas le narrateur de cette nouvelle (ni d’ailleurs l’homme sur la photo de couverture 😋). Ferdinand von Saar a en effet opté pour un regard extérieur de proximité (toujours très pratique en littérature), autrement dit celui d’un ami du héros. Enfin, un ami, c’est un grand mot en l’occurrence car le lieutenant Burda n’est en réalité proche de personne.
Peu à peu, cet « ami » constate que Burda a des attitudes et des convictions de plus en plus étranges. Tout semble aller dans le sens de ses affirmations pourtant farfelues et le narrateur comme le lecteur en vient à s’interroger : Burda est-il plus lucide que son entourage ou bien en train de perdre la raison ?
« La façon dont Burda arrangeait tout à sa convenance, dans les moindres détails, était étonnante. Et de fait, si vraiment il n’était pas victime d’une complète illusion en ce qui concernait les sentiments qu’il avait l’audace de prêter à la princesse, alors ses espoirs, même s’ils semblaient extravagants, n’étaient pas dénués de tout fondement. Mais je me gardai bien de l’encourager dans cette voie et me contentai de dire : « Voilà qui, décidément, fait apparaître la chose sous un jour nouveau, et qu’elle qu’en soit l’issue, sois assuré de mes vœux de succès et de ma sincère sympathie » ».
Ah, ah, quelle habile réponse de celui qui n’ose pas dire à Burda « Mon vieux, tu débloques : tu n’es qu’un sous-officier qui a tout juste de quoi vivre et tu penses qu’une femme de haute naissance à laquelle tu n’as jamais parlé t’aime et va t’épouser ?! ». Il faut dire que Burda est très susceptible et qu’il vaut mieux ne pas l’échauffer, comme on le verra plus tard dans cette histoire…
Nous avons donc là une nouvelle très réaliste sur la folie (pour son éditeur français, von Saar est d’ailleurs « le Maupassant viennois »), mais aussi sur une volonté d’ascension sociale bridée par les conventions de l’époque. Nous sommes par ailleurs dans un empire austro-hongrois qui se remet tout juste de soulèvements populaires et dans lequel « les particularismes nationaux ne s’étaient pas encore transformés en conflits déclarés. Ils fermentaient et frémissaient souterrainement, encore imperceptibles pour un œil non averti. » Beaucoup de choses donc, parfaitement maîtrisées, dans un court texte haletant, à l’écriture fluide et ciselée, dont le contexte et l’approche m’ont très vite évoqué Stefan Zweig et Arthur Schnitzler. Ce dernier a d’ailleurs écrit un roman intitulé Lieutenant Gustl qui semble avoir plusieurs points communs avec Le lieutenant Burda, au-delà de la similitude des titres.
Je vous recommande ce classique signé par un auteur moins connu que ses deux illustres comparses viennois, mais qu’il serait dommage de ne pas découvrir dans cette belle traduction de Jacques Le Rider. Une participation autrichienne aux Feuilles allemandes organisées cette année par Eva et Patrice.